Parfois je fais peur à mes interlocuteurs parce qu’il m’arrive d’utiliser le mot « souveraineté ». Or la souveraineté des modernes, c’est ce qui a fait de notre monde ce qu’il est : un espace où nous pouvons légitimement espérer être maîtres de notre destin. C’est l’héritage du siècle des lumières, celui qui a théorisé — et parfois mis en œuvre autant que possible — la souveraineté du peuple. Le siècle qui nous a fait sortir de l’ère de la souveraineté d’une seule personne — monarchie — régnant sur toutes les autres.
Le siècle qui nous a fait entrer — en l’énonçant, en l’annonçant — dans l’ère de la souveraineté d’une personne collective composée de citoyens égaux entre eux.
Chaque citoyen est membre de cette personne collective qu’on appelle aussi peuple. Chaque citoyen accepte, comme par un contrat, de céder une partie de sa souveraineté personnelle — autonomie — pour que la souveraineté de l’ensemble puisse se réaliser. L’association politique existe grâce à ce contrat où chacun accepte volontairement de soumettre sa volonté particulière à la volonté générale qui s’exprime par la loi. Et par ce contrat, chacun des citoyens obtient des droits et des devoirs.
Rousseau : [L’]acte d’association [des personnes] produit un corps social collectif […]. Cette personne publique qui se forme ainsi par l’union de toutes les autres prenait autre fois le nom de Cité, et prend maintenant celui de République ou de corps politique, lequel est appelé par ses membres l’Etat quand il est passif. Souverain quand il est actif. Puissance en le comparant à ses semblables. A l’égard des associés ils prennent collectivement le nom de peuple et s’appelle en particulier Citoyens comme participant à l’autorité souveraine, et Sujets comme soumis aux lois de l’Etat. [1]
Vous allez me dire que c’est de la philo de café de commerce, que c’est impossible à traduire dans la vraie vie. Peut-être, mais sans les fictions ingénieuses pourrions-nous vivre ensemble ? N’aurions-nous pas tendance à vouloir notre bien personnel, seul ou à quelques-uns, sans nous soucier de quoi que ce soit d’autre ? Ce fameux « vivre ensemble » dont tout le monde se gargarise à longueur de journée ne peut exister que par le biais de fictions ingénieuses qui mettent en relation les personnes composant une société, des citoyens composant un même peuple dans une République indivisible. Telles sont, pour moi, les conditions de l’autonomie, de la souveraineté.
Et la gauche oublie tout cela régulièrement. Au point qu’elle a peur du mot même de « souverain ». Tant qu’elle n’aura pas été capable de réactualiser cette fiction ingénieuse, elle ne réussira pas à recréer une identité commune au peuple, à tout le peuple.
[1] Œuvres complètes, t.3, p.361, Gallimard