Le matérialisme qui caractérise notre pensée politique et plus largement notre vision du monde nous a incités à considérer que la crise ultime qui pourrait potentiellement mettre fin au projet européen tel que nous le connaissons serait une crise économique et financière, une crise de la monnaie unique ou une crise de la dette souveraine.
Or il y a une autre dimension, que je qualifierai d’immatérielle, qui pourrait elle aussi mettre fin à l’Union européenne, du moins telle que nous la connaissons aujourd’hui. Et cette dimension est liée à la crise migratoire que le vieux continent affronte depuis 2015 et qui a atteint un point symbolique paroxystique avec l’affaire de l’ « Aquarius » il y a dix jours.
Sur cette dimension immatérielle et son importance dans le fossé qui se creuse entre les différentes conceptions de l’Europe, il faut lire After Europe de Ivan Krastev (traduit en français par Le destin de l’Europe).
Il y écrit notamment cette phrase qui me paraît résumer pas mal de facteurs de ce qui se joue sous nos yeux :
« While the European Union is founded on the French notion of the nation (where belonging is defined as loyalty to the institutions of the republic) and the German notion of the state (powerful länder and a relatively week federal center), Central European states were built on the reverse : they combine a French admiration for the centralized and all-powerful state with the idea that citizenship means common descent and shared culture , as held by the Germans »
Ma traduction :
« Alors que l’Union européenne est fondée sur la conception française de la nation (où l’appartenance est définie comme loyauté aux institutions de la République) et la conception allemande de l’Etat (länder puissant et centre fédéral relativement faible), les états d’Europe centrale ont été construits sur l’inverse : ils combinent une admiration française de l’état tout-puissant et centralisé avec l’idée que la citoyenneté signifie une ascendance commune et une culture partagée telle que la conçoivent les Allemands. »
Le fossé qui s’est creusé ces dernières années entre d’une part l’Europe centrale et l’Europe de l’est qui refuse le flux migratoire provenant du sud de la Méditerrannée et d’autre part l’Europe de l’ouest qui a tendance à mieux accepter ce flux (même si plus on avance et moins l’opinion publique accepte l’idée que ces flux ne soient pas maîtrisés, les résultats des élections en Italie l’ont montré dernièrement).
Ceci n’est pas un commentaire moral sur ce qui est bien et ce qui est mal (que ce soit sur la conception de la citoyenneté ou sur la crise migratoire et les moyens d’en sortir). Ceci est seulement l’occasion de souligner le fait que le monde n’est pas fait que de matérialisme, mais aussi de questions immatérielles qui pèsent dans nos choix politiques au moins autant que les questions économiques et sociales. En tous cas ce point était probablement l’angle mort du projet européen jusqu’ici et le sommet européen qui s’ouvre sous nos yeux va devoir clarifier la situation ou admettre la fin d’une certaine idée du projet européen…
Credit photo : Mateusz Morawiecki (Pologne), Andrej Babis (République tchèque), Viktor Orban (Hongrie) et Robert Fico (Slovaquie) se serrent la main à Budapest le 26 janvier 2018 après une table ronde des premiers ministres des pays de Visegrad. / Attila Kisbenedek/AFP