[Publié d’abord sur Medium France]
Après un rapide aperçu de la galaxie islamiste et de sa généalogie dans la première partie de ce papier, voyons maintenant quels ont été les facteurs qui ont fait le succès de cette idéologie politique construite sur un fondement religieux.
D’une idéologie à une autre
L’Arabie Saoudite n’était pas encore la puissance géopolitique qu’elle allait bientôt devenir. Les Frères musulmans existaient depuis 40 ans. C’est alors que l’histoire de l’islamisme s’accélère. Le 29 août 1966, Sayyed Qotb est exécuté par le régime nassérien. Qotb est “le penseur de l’islamisme moderne” comme le décrit Kepel. Le “martyr” de l’intellectuel sera la clef de la relance d’une mouvance qu’on pensait avoir périclité depuis son interdiction douze ans plus tôt.

Kepel souligne que jusqu’ici le nationalisme arabe, promu par Nasser en Egypte ou par Assad en Syrie, était l’idéologie dominante. Ça surprendra le lecteur occidental de 2016, mais ce nationalisme-là, à cette époque-là, était une promesse d’émancipation pour les peuples arabes. Il ouvrait un horizon nouveau après plusieurs décennies d’hégémonies étrangères — occidentales, mais aussi turque.
Jusqu’au début des années 1970, la culture du nationalisme était prédominante dans la plupart des pays musulmans. Et Keppel poursuit : elle avait été élaborée par des élites indigènes qui avaient su lutter avec succès contre la colonisation européenne, empêcher sa mainmise […] ou mener leur pays à l’indépendance (Jihad, Gallimard, 2000, p. 33).
Durant la décennie suivante, le paysage allait changer. Radicalement. L’utopie islamiste promue par Qotb allait s’installer dans la société égyptienne d’abord, mais aussi ailleurs comme en Syrie par exemple. Les traumatismes collectifs que furent les guerres de 1967 et de 1973 perdues face à Israël entamèrent largement l’aura des nationalismes. Par ailleurs, ces nationalismes étaient fortement teintés de socialisme et ils ont pourtant établi une société fondamentalement inégalitaire. Une société où une haute bourgeoisie oligarchique a accès à tout (la politique, l’entreprise, etc.). Une oligarchie laissant à ses côtés, mais bien séparées d’elle, une classe moyenne se sentant sans cesse en risque de décrochage ainsi que des classes populaires de plus en plus impuissantes, incapables d’améliorer le sort de ses enfants.
Les échecs militaires couplés aux fractures économiques et sociales issues des nationalismes arabes ont pavé le chemin de l’hégémonie islamiste. Aucune autre idéologie n’était prête à prendre le relai. Certaines n’avaient pas préparé le terrain — le libéralisme politique par exemple. D’autres voyaient leurs équivalents étrangers s’épuiser — le communisme et même la social-démocratie.
Bataille culturelle
L’islamisme saura mener la bataille culturelle au sens large du terme.
C’est d’abord dans le domaine de la culture, au sens large, que l’ilsmaimse a mené la bataille, avant d’investir la société et la politique. Kepel poursuit : ce combat a été mené contre le nationalisme, pour substituer une vision du monde, une communauté de sens, à une autre. Cette révolution culturelle islamiste s’est effectuée à travers des groupes restreints de militants et d’intellectuels auxquels on prêtait peu ou pas d’attention à la fin des années 1960 (Jihad, p. 33).
L’islamisme saura offrir “une nouvelle utopie mobilisatrice” en anticipant les échecs du nationalisme. Pour cela “il brise l’ancienne utopie devenue un système de pouvoir autoritaire”(Jihad, p. 37), puis se construit comme “amalgame de groupes sociaux différents soudés dans une idéologie commune” (Jihad, p.23). L’idéologie nouvelle offre une utopie de substitution ramenant la société “à l’expérience originelle du Prophète et de ses compagnons” (Jihad, p. 37).
Sayyed Qotb a préparé les différentes étapes de la révolution culturelle islamiste. Il se réfère aux concepts de la religion qu’il traduit politiquement en une langue arabe rénovée, rendue accessible à sa cible privilégiée — les générations nées après l’indépendance. Il a également recourt à un discours mettant les symboles du nationalisme (la nation, le parti, le leader, etc.) au même niveau que les idoles de la période préislamique qu’on appelle Jahiliya en arabe — jahiliyya signifie aussi ignorance. C’est ainsi qu’il instaure un nouveau sens commun qui prépare le terrain à ses successeurs des décennies suivantes, les bâtisseurs d’un monde nouveau dont il a jeté les fondations.
Une parfaite illustration de Gramsci
Etrange coïncidence que d’autres ont peut-être déjà soulignée : l’islamisme de Qotb et de ses successeurs ressemble grandement à une mise en oeuvre des théories d’Antonio Gramsci.

Le leader du parti communiste italien fut prisonnier de Mussolini à partir de 1926 et le resta jusqu’à la veille de sa mort en 1937. Il établit une théorie politique s’appuyant sur le marxisme et dépassant son orthodoxie :
- Gramsci élabore l’idée de “bloc historique” où superstructure (idées, institutions, etc.) et infrastructure (conditions et rapports de production) sont d’importance égale or l’islamisme en tant qu’idéologie a su tirer profit des conditions matérielles des sociétés où il s’est imposé
- Le révolutionnaire italien rappelle le rôle de l’“intellectuel organique” comme “persuadeur permanent” de la société civile qu’il convainc d’adhérer à l’idéologie dont il est héraut or Sayyed Qotb, et quelques autres depuis, ont joué ce rôle jusqu’à y laisser leur vie
- Gramsci théorise le concept de “combat culturel” qui fait émerger un nouveau “sens commun”, c’est-à-dire une philosophie de l’homme de la rue réceptacle de ce que l’intellectuel organique lui transmet comme cela fut le cas pour l’héritage de Qotb qui a permis la symbiose entre la philosophie de l’élite et celle de la masse étant entendu que dans le cas de l’islamisme la théorie politico-religieuse se traduit non seulement dans le militantisme politique, mais aussi dans l’éthos qui régente le quotidien du militant et du sympathisant
- A l’issu de ce processus, une hégémonie culturelle s’impose où la classe dirigeante exerce un pouvoir d’attraction sur les classes auxiliaires alliant consentement et coercition avec comme finalité un renouveau éthique ce qui correspond assez bien au résultat du labeur islamiste
Dans nombre de sociétés musulmanes à travers le monde, les Frères musulmans, puis le Wahhabisme — par une paradoxale dialectique concurrence-complémentarité — ont réussi à gagner la bataille culturelle et ont imposé leur hégémonie.
L’échec des nationalismes arabes et les conditions matérielles des sociétés musulmanes ont donné les moyens à l’idéologie islamiste d’imposer son hégémonie même là où elle ne gouverne pas encore. Ailleurs dans le monde, c’est le libéralisme qui a pris l’espace laissé par la fin des idéologies du XXe siècle et ouvert par la mondialisation. Cette même mondialisation a ouvert la voie à l’islamisme qui concurrence désormais le libéralisme sur son propre terrain de jeux.
Gaël Brustier rappelle avec Gramsci :
Aucune domination politique n’est possible sans domination culturelle. Or, dominer culturellement implique d’être capable de créer un univers d’idées, d’images et de symboles dans lesquels un peuple se reconnaît (A demain Gramsci, Cerf, 2015, p. 20).
La gauche saura-t-elle imaginer un tel univers qui permette d’affronter les deux seules idéologies qui ont survécu au tournant du XXIe siècle ? C’est ce que j’essaierai d’esquisser dans le prochain billet de cette série de trois…
Un commentaire sur “Islamisme (2/3). Les clefs d’un succès”