L’islamisme est une idéologie politique construite sur un fondement religieux. Attention à la confusion possible : l’islamisme n’est pas l’islam même si le premier prend appui sur le second.
On peut parfaitement être musulman sur le plan religieux sans l’être sur le plan politique et c’est certainement le cas d’une majorité de musulmans à travers le monde et d’un grand nombre d’intellectuels depuis des siècles (cf le chapitre 1er de Un silence religieux: La gauche face au djihadisme, Jean Birnbaum, Seuil 2016).
En revanche, l’inverse est impossible. Il est évidemment inconcevable que l’on soit adepte de l’islam politique sans l’être aussi de sa dimension religieuse. L’islamisme est un ensemble cohérent d’idées qui met en avant un islam intégral, total, présent dans toutes les dimensions de la vie humaine — sociétale, culturelle, politique, sociale, économique, etc. L’islamisme offre une vision du monde basée le dogme religieux et ses interprétations les plus littéralistes, les plus légalistes. Cette vision du monde englobe naturellement l’association politique elle-même, c’est-à-dire la façon dont les hommes et les femmes s’associent pour constituer une société. L’islamisme oriente les actions à mettre en oeuvre pour réaliser cette vision du monde et l’association politique qui en découle.
La matrice égyptienne
On fait généralement remonter la naissance formelle de l’islamisme à l’Egypte qui vit en 1928 la fondation à Ismaïlia du mouvement politique des Frères musulmans par le cheikh Hassan Al Banna. La dimension politique se focalise sur la libération de l’occupation britannique et la prise du pouvoir au Caire. Le mouvement politique déploie deux autres dimensions : l’une caritative et l’autre éducative.

En 1949 le fondateur est assassiné et la dimension militaire vient compléter les trois autres dimensions du mouvement. L’organisation sera interdite en 1948 et persécutée en particulier sous Nasser. L’une de ses scissions est responsable de l’assassinat d’Anouar Al Sadat en 1981. Elle sera reconnue sous Moubarak en 1984 d’abord dans sa forme religieuse puis progressivement dans sa forme politique officieuse jusqu’à devenir la deuxième force politique du pays lors des élections de 2005.
Légalisée en 2011, l’un de ses leaders, Mohamed Morsi est élu président de la République égyptienne le 24 juin 2012. Face à la “frérisation” de l’Etat qui suit cette élection, les manifestations de la société civile, soutenue par l’armée, conduisent à un coup d’état remettant, à nouveau, le pouvoir entre les mains d’un officier — le Maréchal Al Sissi, qui interdira à nouveau les “Frères” et emprisonnera leurs chefs.
Une descendance nombreuse
De cette première matrice naîtront plusieurs organisations dans plusieurs pays arabes, toutes variantes de la même mouvance politique. Certaines sont seulement politiques. D’autres, nous le verrons, prolongeront l’action politique en factions combattantes.
C’est ainsi, par exemple, que la Turquie est dirigée depuis 2002 par l’AKP(Parti de la justice et de développement) qui est la déclinaison turque des Frères musulmans. Cette branche-là n’est que politique et a pris le pouvoir par les seuls moyens de la politique. Ceci s’explique par l’histoire spécifique de ce pays et ses institutions. Cela fut également le cas en Tunisie(Ennahda) ou, dans une moindre mesure, au Maroc (Parti de la justice et du développement). Dans les deux cas, les chefs du gouvernement sont ou ont été des hommes politiques représentants les déclinaisons locales de la mouvance islamiste.
On peut même considérer que la révolution iranienne de 1979 est un dérivé de l’islamisme “frériste” dans une variante chiite, mais ne compliquons pas la chose et restons dans le sillage de l’islam sunnite. Car il y a dans le sunnisme, une deuxième matrice de l’islamisme contemporain.
L’autre matrice : l’Arabie Saoudite

Le cas saoudien constitue une deuxième matrice. Soeur-ennemie, du moins jusqu’à ces derniers mois, de la matrice égyptienne, le Royaume d’Arabie saoudite est probablement la préfiguration de l’islamisme contemporain qui rencontrera le plus de “succès”. Non liée à la mouvance des Frères musulmans, elle est formellement née avant elle. Elle en est même, depuis les années 80, la concurrente la plus sérieuse.
L’alliance entre le chef religieux Mohamed ben Abd el Wahhab et le premier chef des Saoud date de 1744. Elle fonde l’actuel Royaume d’Arabie saoudite. L’islamisme dans sa déclinaison saoudienne dépasse largement les frontières du royaume des Saoud. Il prend une tout autre ampleur avec l’alliance saoudo-américaine conclue en 1945. Son influence n’a cessé de se renforcer :
- à partir de 1973 lorsque la première crise pétrolière permettra d’accroître la puissance financière de Riyad,
- puis dans les années 80, à la faveur du jihad afghan contre l’invasion soviétique que le Royaume soutient en hommes et en pétrodollars en accord avec l’allié américain.
Il s’agit d’un islamisme distinct de celui des Frères égyptiens. C’est un islam politique s’appuyant sur la doctrine religieuse appelée wahhabisme — une forme particulière de l’islam sunnite. Le wahhabisme, un rigorisme littéraliste, est rendu populaire grâce à la puissance financière des Saoud. Ce double levier, religieux et financier, permet à Riyad d’étendre progressivement son emprise politique sur une grande partie du monde arabo-musulman.
Une descendance protéiforme
Ceux qui apprécient les analogies pourront se référer aux rapports plus ou moins directs entre les différentes déclinaisons de l’idéologie marxiste : dans certains cas le marxisme a donné lieu à des partis politiques jouant le jeu démocratique (France, Italie), dans d’autres le marxisme a donné lieu à des régimes qui ont duré plus de 50 ans (URSS, Chine, etc.) et enfin dans d’autres cas encore, le marxisme a donné lieu à des mouvements armés très différents selon leur périmètre d’action (Faction armée rouge en Allemagne, Action directe en France, ou encore les guérillas marxistes en Amérique latine).
Dans une logique comparable, dans certains pays ou régions, du fait de contextes politiques et historiques spécifiques, l’islamisme — qu’il soit d’inspiration “frériste” ou saoudienne, a prolongé la politique par des moyens violents, ceux de la guerre. Ce fut par exemple le cas dans l’Afghanistan des années 80 pour contrer l’occupation soviétique puis au travers de l’alliance entre Al Qaeda et les Talibans dans les années 2000 et 2010. Ce fut aussi le cas dans l’Algérie des années 90 ou encore dans les territoires palestiniens depuis l’apparition du Hamas, concurrent « frériste » de l’OLP d’Arafat. C’est encore le cas aujourd’hui notamment en Irak et en Syrie avec l’Etat Islamique en Irak et au Levant — EIIL, ISIS en anglais. L’EIIL qui s’est déclaré califat sous l’intitulé très englobant d’Etat islamique avec prétention sur l’ensemble du monde, au détriment non seulement des Frères musulmans, mais aussi d’Al Qaeda ou encore des Saoud eux-mêmes.
Deux matrices donc, l’égyptienne et la saoudienne, qui donneront naissance à une descendance nombreuse et protéiforme. Mais dans tous les cas il s’agit bien de la même idéologie politique construite sur le même fondement religieux.
Maintenant que les acteurs ont été présentés, comment peut-on expliquer le succès de cette idéologie et son expansion ? [deuxième partie ici]