Depuis la mi-mars, on savait que le français Orange envisageait de céder 75% de Dailymotion à l’américain Yahoo. La nouveauté de la semaine dernière est le pas franchi par Arnaud Montebourg qui a rendu publique son opposition à cette piste envisagée par l’opérateur historique français.
Dailymotion est une société française financée au départ par des fonds américains puis acquise par France Telecom Orange ne deux temps (49% en 2011 et 100% en 2013). Les deux cents salariés de l’entreprise ont mis en place et développe une plateforme d’hébergement, de partage et de visionnage de vidéos : trentième site le plus visité dans le monde, plus de 2 milliards de vidéos vues par mois, etc. Ca ressemble à une success story comme nous en connaissons peu en France. Dailymotion est bien plus qu’un site, car au-delà des capacités de visionnage, il y a les capacités d’hébergement. La vidéo est une donnée lourde et donc coûteuse en stockage et flux (transfert depuis l’hébergeur qui stock, vers le client final qui visionne la vidéo). Le modèle économique de Dailymotion s’appuie sur des offres B2B payantes (offre à destination des entreprises qui souhaitent, par souci de réduction de coûts, faire héberger leurs données vidéo sur des serveurs mutualisés que propose Dailymotion) et la publicité en ce qui concerne la partie visible de l’iceberg (celle que vous et moi expérimentons tous les jours en tant que « clients finaux »).
Un opérateur historique à la recherche de son avenir
France Telecom Orange est l’opérateur historique français progressivement privatisé depuis 1997, mais dont l’Etat détient encore près de 27%. Le coeur de métier historique d’Orange est la fourniture de services de télécommunication ce qui revient à mettre en œuvre et exploiter des « tuyaux » (filaires et cellulaires). Evidemment, quand je dis cela c’est à la fois en termes techniques (installation, maintenance, etc.), mais aussi et surtout en termes de commercialisation des services qui rendent ces tuyaux utiles aux clients finaux, particuliers et entreprises. Or ce secteur des opérateurs de téléphonie ne peut pas se contenter d’exploiter des infrastructures, car dans la chaîne de valeur de la téléphonie au sens large du terme, il est aujourd’hui évident que c’est le contenu, l’information transportée par les tuyaux, qui porte le plus de valeur ressentie par le client final : lorsque vous payez votre facture d’eau, vous pensez d’abord à l’eau et à sa qualité, vous ne pensez que rarement au réseau de tuyaux qui fait parvenir le précieux liquide jusqu’à votre robinet. C’est ainsi que des opérateurs historiques, comme Orange, essaient depuis dix ou quinze ans d’être présents dans la création et la fourniture de contenu. On pense tout de suite à la présence d’Orange dans la télévision au travers de chaînes thématiques faisant de l’opérateur historique un concurrent direct de groupe tel Canal+ ou TF1. Mais on pense aussi à Dailymotion, superbe gisement de contenus, infrastructure très puissante de stockage et de diffusion.
A côté du contenu qui intéresse Orange et que Dailymotion maîtrise à la perfection, il existe une autre opportunité stratégique pour un opérateur historique tel qu’Orange : le cloud (de grâce prononcez cela « clawd » et éviter l’affreux « infonuagique »), cette nouvelle façon de faire de l’informatique, de gérer les serveurs, d’exploiter les machines, en somme de rendre le service attendu par le client final. Le cloud est la capacité de mutualiser les serveurs, ces puissants ordinateurs où sont stockés et exploités les sites et autres applications web dont vous vous servez quotidiennement. La mutualisation à grande échelle permet naturellement de réduire les coûts de stockage et les coûts de calculs nécessaires à l’exploitation des applications informatiques (par exemple, les sites web). Historiquement ces serveurs étaient gérés chez des hébergeurs traditionnels tels OVH ou France Telecom en France. Mais des acteurs mondiaux, peu nombreux, ont trouvé le Graal en mutualisant à grande échelle et en tirant profit de technologie nouvelle (telle la virtualisation). Le principal de ces acteurs est Amazon que le particulier connaît pour son supermarché où l’on trouve livres, disques et habillement. Mais Amazon est aussi concurrent d’Orange puisqu’il a réussi une industrialisation de l’hébergement et de l’exploitation telle qu’Orange se retrouve en danger sur l’un de ses métiers historiques : l’hébergement.
Etre ou ne pas être innovant
Ces infrastructures qui permettent d’industrialiser l’hébergement et l’exploitation en réduisant le coût sont un composant de base de l’avenir de l’informatique. La France a souhaité avoir son « cloud souverain ». Orange fait partie de ce dispositif étant plutôt bien placé en tant qu’hébergeur historique. Mais chacun sait qu’on ne décrète pas l’innovation et pour le moment les clouds français n’ont pas connu le succès que chacun pouvait espérer. Or l’une des activité de Dailymotion c’est l’offre de cloud « de niche » : celui de l’hébergement des données vidéos.
Comment peut-on imaginer se séparer d’une entreprise fortement présente sur les deux fronts qui caractérisent l’avenir du métier d’opérateur historique ? Dailymotion est le roi français du contenu : aucune autre société française, ni même à l’étranger dans le giron du groupe Orange, ne gère autant de contenus (volumétrie, nombre d’utilisateurs, etc.). Il est aussi l’un des succès les moins hypothétiques en termes d’infrastructure de cloud computing , probablement bien plus en avance que les diverses initiatives en cours dans le groupe Orange. Et même si l’infrastructure cloud de Dailymotion ne permet pas d’être diversifier en dehors du domaine de la diffusion de la vidéo, avoir Dailymotion dans son portefeuille d’activités est un argument de poids dans l’entrée d’Orange dans ce domaine : l’opérateur français consolide sa crédibilité vis-à-vis de clients de ses futures offres cloud.
On sait qu’un grand groupe a du mal à innover, on voit bien Orage investissant dans des entités externes (spin off ou joint venture) comme c’est le cas avec CloudWatt dont les 225 M€ de capital budgété, avec l’Etat et avec Thales, sont symptomatiques des montants nécessaires pour innover dans les domaines les plus en pointe dans les technologies de l’information. Comparés à ces 225 M€, les 50 M€ qui semblent nécessaires à Dailymotion devraient être envisageables pour tout un chacun qui veut se développer dans ces domaines. Si Orange, pour une raison difficile à saisir, mais qui peut être compréhensible pour quiconque a l’ensemble des éléments en mains, ne souhaite pas se développer dans ce domaine, rien n’empêche une levée de fonds ce qui semble être désormais envisagé par Orange et le Gouvernement.
Le numérique dans la politique industrielle
Les grandes entreprises ont du mal à innover et rachète des acteurs innovants dans leurs secteurs stratégiques, c’est un peu ce que fait Yahoo en voulant racheter Dailymotion pour espérer concurrencer Youtube, créée en 2005 et racheté en 2006 par Google qui depuis l’a développé pour en faire le succès que l’on connaît aujourd’hui. Yahoo, quant à lui, est un expert de l’acquisition sans en être un dans le développement des sociétés acquises. Un exemple symptomatique, un peu extrême peut-être est celui de Delicious acquis en 2005, quasiment tué par Yahoo en 2010, et puis finalement après un tollé sur la toile, vendu en 2011 à un ancien fondateur de Youtube. Par ailleurs, les dernières annonces sur les résultats financiers de Yahoo donnent un chiffre d’affaires stable dans un environnement où la règle est plutôt la croissance à deux chiffres. C’est donc une société que les mauvaises langues qualifieront de « has been ».
Ainsi vendre Dailymotion à hauteur de 75% à Yahoo me semble être une prise de risque conséquente au vu du passif du moteur de recherche américain avec ses acquisitions. De même, vendre Dailymotion alors qu’Orange veut faire du cloud et être présent dans le domaine de la fourniture de contenus et médias, semble décidément être une étrangeté du monde des affaires à laquelle l’Etat a bien fait de réagir. Car si la stratégie de l’entreprise Orange peut surprendre, la politique industrielle de l’Etat stratège que défend le Gouvernement Ayrault d’autant plus que le numérique est une filière que le Gouvernement a identifiée comme un facteur clé du succès du redressement productif telle que défendue par Arnaud Montebourg, Fleur Pellerin et Nicole Bricq.