L’Union européenne, au travers de la Commission de Bruxelles, prépare la libération du marché transatlantique, et a entamé la mis en place une libéralisation complète des échanges de biens et de services entre les pays de l’Union et le Maroc. Qualifier les grands principes qui sous-tendent la politique de la Commission de « dogmes » peut paraître un peu rapide. Il faut donc y regarder de plus près pour savoir si de telles envolées libérales sont nécessaires ou utiles aux acteurs économiques et sociaux concernés.
Les thèses favorables au libre-échange sont au fondement même de l’Union européenne. Ces thèses ne sont pas néfastes ou enrichissantes en elles-mêmes. Elles dépendent du contexte dans lequel elles sont mises en œuvre. Je ne suis pas un défenseur dogmatique du libre-échangisme ni un jusqu’au-boutiste du protectionnisme et encore moins du repli sur soi. J’essaie de comprendre en quoi une mesure politique, promue par la Commission de Bruxelles, peut avoir un intérêt pour l’une ou l’autre des parties concernées. Dans le cas présent, il s’agit du libre-échange, non plus à l’intérieur même de l’Union européenne, mais entre les pays composants l’Union considérés comme une entité unique, et d’autres acteurs économiques d’outre-Atlantique ou d’outre-Méditerrannée.
Le libéralisme pour traverser les mers
L’accord de libre-échange avec le Maroc est en réalité une entrée en vigueur quasi-automatique au 1er mars 2012, 12 ans après la signature de l’accord d’association entre l’Union et le Royaume, puisque cette « date [marque] la fin du démantèlement douanier progressif, [et donc l’instauration de] la zone de libre-échange pour les produits industriels ». En réalité depuis 1976, les produits marocains entrent en Europe sans droits de douane, et c’est désormais l’inverse qui est également réalité. Cela ne concerne que les produits industriels, mais la suite est d’ores et déjà prévue : le Parlement européen vient d’approuver l’accord agricole et les services suivront. L’objectif est officiellement d’aboutir à un « accord de libre-échange complet et approfondi ».
L’autre accord de libre-échange à venir est celui liant l’Union européenne et les Etats-Unis. Il constitue une façon de contourner les difficultés du cycle de Doha qui bloque l’OMC. Comme d’habitude, cela concernera les échanges de biens et de services au niveau des tarifs douaniers, mais aussi au niveau des normes et régulations. Un tel accord peut sembler intéressant étant donné que les deux zones sont assez proches en termes de niveaux de vie et d’avance technologique par exemple. Il n’en reste pas moins que se lancer dans une telle aventure en pleine crise économique en Europe me paraît aberrant dans la mesure où les peuples seront naturellement opposés à un changement qui aura, pour eux, tout d’une mise en péril d’un système économique et social déjà bien mis à mal depuis 2008 si ce n’est depuis 1973. En tout cas, faire cela sans débat démocratique serait une erreur politique majeure.
Il me paraît intéressant de regarder de plus près ce qu’enseigne l’histoire au sujet de ce type de situation : peut-être que ce coup d’œil dans le rétroviseur nous apprendra-t-il des choses intéressantes sur les paradoxes du commerce international et des conjonctures économiques. Je préviens les médisants tout de suite : j’ai voté favorablement, peut-être à tort, à tous les référendums européens, on ne pourra donc pas me reprocher un archaïsme, un repli sur soi ou un quelconque antieuropéanisme qui n’est pas dans ma culture.
Le libéralisme marchand de la première Révolution industrielle
La première expérience de libre-échange, celle qui fondera la longue lignée dont nous évoquions ci-dessous les derniers rebondissements, est celle de l’Angleterre de 1846. Paul Bairoch l’étudie dans livre paru en 1994 (Mythe et paradoxes de l’histoire économique, Editions de la Découvert) où il conclut sur un résultat « plutôt positif ». Mais Bairoch rappelle aussi que cette politique de baisse des tarifs douaniers fut alors pratiquée par une puissance économique qui était le « berceau de la révolution industrielle : l’Angleterre. C’est cette avance technologique acquise à l’abri des barrières douanières qui a permis à Londres de tirer profit de l’ouverture commerciale à compter de 1846 d’autant plus que les voisins du Royaume-Uni l’ont suivi dans sa démarche qu’on qualifierait aujourd’hui de « libre-échangiste ». D’ailleurs cette période de politique commerciale libérale ne durera pas et une période protectionniste lui succédera à partir de 1873 une dépression économique s’étant déclarée à partir de 1868-1870. Ce déclin de la croissance en Europe est lié à une crise agricole elle-même due à l’afflux de céréales étrangères (notamment le blé américain alors que la politique américaine est protectionniste par ailleurs). Cet afflux s’explique à la fois par la baisse des tarifs douaniers, mais aussi par la baisse des coûts de transports. A noter qu’à l’époque, le secteur agricole pèse pour près de 60% de la population active en Europe continentale, c’est dire l’impact qu’une crise agricole pouvait avoir sur l’économie et plus généralement sur la société.
L’objet de ce rappel n’est pas de militer pour ou contre le libre-échange ou le protectionnisme. Il est plutôt de souligner l’importance du contexte dans lequel une politique est mise en œuvre. En effet, on voit bien que dans le contexte d’une avance technologique (celui de l’Angleterre au niveau des produits industriels), le libre-échange favorise l’innovateur alors que dans un contexte de retard (l’Europe continentale dans le domaine agricole), le libre-échange a des conséquences néfastes pour le retardataire.
Donc voir nos « amis bruxellois » promouvoir et mettre en place des politiques commerciales libérales, identiques, avec des pays aussi différents que le Maroc et les États-Unis me paraît a priori aberrant dans la mesure où le contexte des relations entre l’Europe et chacun de ses deux pays n’a pas pu être pris en compte : contextes très différents, politique identique ?! Les effets du libre-échange sont très différents entre les situations :
- d’une part de l’Europe continentale qui importe des denrées alimentaires dans les années 1870 (effet négatif) et ,
- d’autre part, du Royaume-Uni vingt-cinq ans plutôt (effet positif). Ce paradoxe s’explique par la différence du niveau de développement économique du pays au moment de l’adoption de la politique qui a menée à ses effets.
La part de l’industrie dans la population active anglaise dépassait dès les années 40 du XIXe siècle celle de la part agricole. En Europe continentale la population active agricole était encore majoritaire dans les années 60 du même siècle.
Une politique commerciale libérale n’est pas toujours favorable à la croissance
Un autre paradoxe que signale Bairoch est le fait qu’avec la dépression économique qui commence en 1868-1870 et les mesures protectionnistes qui l’accompagnent, le commerce extérieur ne cessa pas pour autant de croître. Notons d’ailleurs que l’expansion du commerce extérieur n’est pas une fin en soi alors que la croissance économique, elle, peut être légitimement considérée comme telle.
Cette période de politique commerciale restrictive a vu le commerce extérieur croître, après un léger ralentissement qui n’a duré qu’une décennie. Cette période a aussi, je dirais même surtout, vu l’économie croître également. La reprise suite à la dépression s’est donc faite dans un contexte protectionniste qui, s’il n’en est pas nécessairement la cause, n’en a pas été un frein. Notons au passage que durant cette crise qui débuta en 1868-1870, l’Europe continentale mit en place des mesures protectionnistes et connut une forte croissance de son économie alors qu’à la même époque, l’Angleterre maintînt sa politique commerciale libérale et vit une stagnation suivie d’un réel déclin économique. Le tableau XII ci-contre de Bairoch (p.76) est très explicite sur le parallélisme que notre auteur établit entre protectionnisme et croissance économique.
Bairoch en conclut (p.76) que :
c’est plus la croissance économique qui est le moteur du commerce [internationale] et non l’inverse.
Il prend deux autres exemples pour compléter l’étude du cas européen :
- le succès économique des Etats-Unis durant le XIXe siècle est encore plus net en période protectionniste
- des pans entiers de l’industrie du tiers-monde furent détruits (métallurgie, textile) du fait de l’entrée massive sur leurs marchés domestiques de produits issus de l’avancée technologique des pays du nord.
Encore une fois, il ne s’agit pas ici de faire le procès des thèses libre-échangiste. Il s’agit simplement d’attirer l’attention sur le caractère extrêmement complexe de ces questions du fait de la nécessité de prise en compte de nombreuses variables. Il s’agit également de souligner la nécessité de ne pas aborder ces questions de manière dogmatique (ni dans un sens, ni dans l’autre). Nous attendons donc tous, impatiemment, des décideurs du commerce extérieur européen, des explications argumentées permettant aux citoyens européens de se faire une idée précise de l’intérêt pour nos peuples et aussi pour ceux de nos partenaires commerciaux qui, nous l’avons vu, peuvent renforcer leurs échanges avec nous malgré la persistance de barrières douanières.
Parce que je ne veux pas dire, mais pour le moment les décideurs font très peu œuvre pédagogique, et les journalistes n’enquêtent pas tant que ça ! Le texte concernant le Maroc, paru sur le site du Quai d’Orsay, est assez limité en termes d’argumentation : il faut dire qu’avec 2254 signes, on ne peut pas faire progresser la pensée . Le marché transatlantique est quant à lui promu essentiellement par ses farouches opposants des deux bords du paysage politique. Le premier texte à peu près neutre sur ce sujet est celui d’un quotidien belge (Le Soir) : il est payant et il n’arrive qu’en toute fin de la deuxième page des résultats de recherche Google sur l’expression « marché transatlantique » [une recherche sur « union européenne libre-échange » s’avère plus efficace]…
Un débat est nécessaire sur ces sujets et on ne pourra pas se cacher, ce coup-ci, derrière l’indépendance de la Banque centrale européenne pour esquiver ces questions éminemment politiques dont la réponse devra être démocratique si l’on veut que l’Europe soit l’horizon de nos peuples ! Oui Monsieur Barroso, de grâce, évitons de partir en croisière sur le Radeau de la Méduse…