Le Monde a publié dans son édition du 25 janvier les résultats d’une grande enquête menée par IPSOS, avec le Cevipof, Le Monde et la Fondation Jean Jaurès. Les « crispations » qui ressortent de cette enquête peuvent laisser croire que la France pense comme Le Pen ce qui est très largement faux quand on y regarde de plus près. Néanmoins, pour préparer les échéances électorales de 2014 et a fortiori celles de 2017, le militant et le politique devront appréhender, au travers de cette enquête et d’autres du même type, les préoccupations des Français, surtout celles qu’on n’a naturellement pas envie de voir tellement elles dénotent avec l’idée qu’on se fait de la République.
Pour expliquer la réalité inquiétante qui ressort de cette enquête les commentateurs pourront pointer du doigt la campagne, heureusement malheureuse, de Nicolas Sarkozy symbolisée par son fameux film du deuxième tour où un zoom était fait sur un panneau « douanes » écrit en arabe. Ils seront aussi plusieurs à évoquer le Front National et les thématiques altérophobes dont il est porteur depuis toujours. Mais comme le rappelait Coralie Delaume dès vendredi soir au sujet du parti de Le Pen :
On croyait que [le Front national] était conséquence et symptôme, le voilà cause première.
Un symptôme qui alimente la maladie !
La vérité est probablement dans un peu des deux hypothèses : le vote Front National est le symptôme, ou la conséquence, d’un malaise qui touche notre société et qui ressort clairement de cette enquête. Néanmoins, le FN ainsi que la stratégie Buisson et, son corollaire, la droitisation de l’UMP, alimentent aussi ces crispations et nourrissent l’espoir des lepénistes et des sarkozystes d’en tirer un profit électoral en versant de l’huile sur la braise. On n’oubliera pas non plus que les positions d’une certaine gauche font aussi le lit de ces crispations lorsqu’au lieu de consolider le commun on met en avant le particulier.
Marine Le Pen déclarait samedi que ”les Français pensent comme” le Front National. Elle s’appuyait, pour énoncer cette affirmation, sur les résultats de l’enquête IPSOS.
Elle aurait eu tort de ne pas monétiser les résultats de cette enquête qui montre entre autres, une forte “crispation”, pour reprendre le titre du Monde, de nos concitoyens envers l’islam. Le rejet de l’immigration qui caractérisait les électeurs du FN durant les 30 dernières années a muté en un rejet de l’islam et ce rejet s’est répandu dans la société au-delà de la fameuse “barrière d’espèce” séparant le FN du reste du spectre politique. La surprise ne vient pas des niveaux très élevés de rejet de l’islam chez les électeurs de Marine Le Pen, elle vient plutôt du niveau assez élevé de ce rejet dans l’ensemble de la population sondée.
Politiquement, elle a raison de monétiser les résultats de l’enquête, mais dans les faits, Le Pen n’a pas tout à fait raison. En effet, si les chiffres de ladite enquête montrent que les Français suivent, malheureusement, les positions du FN sur nombre de questions, ils montrent aussi que nos concitoyens « ne pensent pas comme » elle sur plusieurs points clefs du sondage. La divergence apparaît de la manière la plus nette ici : 68% des électeurs du FN estiment que les immigrés “prennent le travail des Français” contre 30% de l’ensemble de la population. Point de convergence non plus sur l’assertion-test la plus violente de l’enquête : “la majorité des musulmans en France est intégriste”, 40% des électeurs du FN répondent oui et 10% dans l’ensemble de la population. De même 85% de l’ensemble de la population considère le racisme comme quelque chose de grave alors qu’ils ne sont que 54% parmi les électeurs du FN.
La divergence la plus marquante, on la note lorsqu’on regarde les deux principales préoccupations des Français qui sont le chômage (56%) et le pouvoir d’achat (41%). Les électeurs du FN ressemblent au reste de la France concernant le pouvoir d’achat (40%), mais s’en détachent nettement en ce qui concerne le chômage (38%), au même niveau chez eux que l’insécurité (37%) qui n’est qu’à 20% chez l’ensemble des sondés. Mais là où les électeurs du FN sont le plus marqués, c’est sur l’immigration qu’ils classent première préoccupation pour eux (55%) là où leurs concitoyens la mettent à 16%, dans le dernier quartile de leurs préoccupations. Marine Le Pen a donc tort lorsqu’elle lance son OPA sur l’opinion des Français !
Mais les résultats inquiétants de cette enquête ne doivent pas être minorés… Et se contenter de leçons de morale à destination de ceux qui ne pensent pas comme nous n’est pas suffisant et devient même contre-productif dans un contexte crispé comme celui qui ressort de cette enquête.
La suite logique de l’insécurité économique et sociale
Les difficultés économiques et sociales que traverse la France depuis plusieurs décennies et de manière plus accrue depuis 2008-2010 incitent nos concitoyens à se rabattre sur les valeurs qui les rassurent et sur des représentations qui leur semblent vraies. Que ces valeurs soient objectivement adaptées et que ces représentations soient effectivement réelles n’est pas le sujet de ce billet, car les représentations sont un fait en soi qui mérite d’être traité.
Dans une tribune parue en novembre 2012 dans Le Monde, l’historien Nicolas Lebourg expliquait ainsi l’environnement dans lequel naissent les résultats que l’enquête d’IPSOS fera ressortir 3 mois plus tard :
La mondialisation économique, culturelle et démographique a engendré un sentiment d’insécurité culturelle : tout ce qui faisait lien s’est désagrégé, la société républicaine a cédé le pas à un espace d’individus.
[…] L’atomisation des structures fait saillir l’image des communautarismes ou supposés tels. Pour des pans de la société, c’est une insécurité que représente ce monde où tout cadre unitaire s’estompe, où ceux qui ne sont pas en « mouvement » seraient disqualifiés.
[…] Ce sentiment d’insécurité culturelle est encore plus vivace chez ceux à qui est affirmé qu’ils ne sont pas adaptés à la mondialisation et à ses conséquences sur nos structures économiques.
Les difficultés économiques, sociales et culturelles ainsi décrites induisent chez nos concitoyens une panique morale. Celle-ci est par définition exagérée : elle naît et se renforce face aux pratiques d’une minorité considérée par une frange de la population française, à tort ou à raison là n’est pas la question ici, comme responsable du malaise qu’ils vivent. Je dis que là n’est pas la question, non pas pour aller de le sens de ladite représentation, mais pour permettre au raisonnement de tenter de la comprendre et éventuellement d’y apporter des solutions dans un esprit républicain.
Rétablir la confiance
L’enquête d’IPSOS tend à valider l’intuition mise en avant par le collectif « La Gauche Populaire » et que résumait Denis Maillard dans un entretien accordé en juin 2012 au site Non-fiction.fr où une piste de sortie de sortie de crise était envisagée ainsi :
Le citoyen a un contrat moral avec la République : l’insécurité culturelle, c’est quand celle-ci n’honore plus sa part du contrat, quand les services de proximité – la maternité, le tribunal, l’hôpital – ferment, quand le train ne s’arrête plus à la gare voisine. Ce n’est pas dans les centres-villes que ces choses se ressentent le plus durement. L’insécurité culturelle, ce n’est pas une notion identitaire ! Ce n’est même pas un concept, c’est avant tout une hypothèse pour comprendre une situation nouvelle. […] Il s’agit avant tout, pour nous, d’affirmer que la République n’a qu’un territoire et n’est pas constitué d’un assemblage de fragments territoriaux ignorés ou jaloux les uns des autres, comme elle ne connaît qu’un peuple et non pas une agrégation d’identités.
Il est donc urgent pour la République et pour la gauche en particulier, notamment parce qu’elle est au pouvoir, de prendre en compte cet état de fait, ce sentiment d’insécurité et de le combattre.
Combattre l’insécurité physique se fait par la prévention, par l’action policière et par l’application de la justice. Combattre l’insécurité économique et sociale se fait au travers d’une politique volontariste alliant efficacité économique et justice sociale. Combattre l’insécurité culturelle se fait en rétablissant la confiance des citoyens en la République parce que leur environnement culturel c’est la République : lorsqu’ils ont le sentiment que leur environnement culturel se fissure c’est du fait de ce qu’ils estiment être une démission de la République à leur encontre. Cette République qui est définie dans l’article premier de la Constitution ainsi :
La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances.
Ainsi est défini notre pays comme autour d’une équation à plusieurs termes : unicité, indivisibilité, laïcité, primauté du social, démocratie, égalité sans distinctions et dans le respect… Or l’enquête d’IPSOS tend à montrer que c’est l’ensemble des termes de cette équation qui sont aujourd’hui remis en cause, inconsciemment, par nos concitoyens. La mise en lumière de la peur du communautarisme (66% considèrent que « les communautés sont plutôt quelque chose de négatif ») reflète probablement la crainte de voir se fissurer l’indivisibilité de la République. Le rejet de l’islam (jugé par 74% des sondés comme incompatible avec « les valeurs de la société française » !) met probablement en évidence la crainte de voir la laïcité perdre de son poids dans notre société. La démocratie (72% considèrent que « le système démocratique fonctionne plutôt mal en France ») est elle aussi considérée comme étant en péril. La dimension sociale de la République reste une valeur fortement espérée (56% considèrent que « pour établir la justice sociale, il faudrait prendre aux riches pour donner aux pauvres »).
Remettre le commun au centre de la conversation
Laurent Bouvet (les Matins de France culture du 28/01, timecode 117:26) ouvre une piste intéressante sur le souhait d’autorité que réclament nos concitoyens (87% des Français estime qu' »on a besoin d’un vrai chef en France pour remettre de l’ordre »). Il évoque une dimension horizontale de la structuration de la société qui, par définition, est clivante et qui fait ressortir les représentation politiques habituelles gauche / droite, ainsi que des représentations économiques ou culturelles. Il souligne également une dimension verticale qui se rapporte, non pas à la représentation mais à l’incarnation de ce que doit être un Président de la République, de ce que doit être l’idéal républicain et cette dimension-ci concerne ce qui lie ensemble des gens qui peuvent être « horizontalement » opposés et permet de rassembler sur un un axe commun où le régalien est en haut et le populaire en bas. L’expression des sondés sur l’autorité et le vrai chef exprime le besoin de quelque chose qui relie pour contrer ce qui divise. Ainsi, si l’on en croit le sondage et l’analyse qu’en fait Laurent Bouvet, les Français souhaitent aussi (surtout ?) une autorité qui renforce cet environnement républicain ressenti comme affaibli, une autorité qui renforce ce qui relie face à la puissance de ce qui divise.
Au final, cette enquête est une sonnette d’alarme. Certes, il ne faut pas s’appuyer exclusivement sur les résultats d’une seule enquête et tout cela nécessite d’être consolidé ou contredit par des études qualitatives en complément d’études quantitatives comme celle-ci et également sur l’évolution dans le temps de ces résultats. Il n’en reste pas moins que les fondements de la République sont ébranlés par la crise économique, sociale et culturelle que nous vivons. Nos concitoyens ont besoin de retrouver la confiance en leur République, en leur bien commun. Ce n’est évidemment pas un parti comme le Front National qui saura rétablir le lien commun qui unie le peuple français car le FN s’emploie à réveiller les querelles des deux France (épisode de la proposition commune FN/UMP sur le « génocide » vendéen,G. Collard au sujet de l’exil fiscal de Depardieu parlant de « guillotine fiscale » révélant le fond doctrinal « reaganien » persistant à l’extrême droite). La droite et la gauche républicaines ont un rôle majeur à jouer pour remettre en valeur le bien commun. Dans cette logique, chaque action du gouvernement de Jean-Marc Ayrault doit être évaluée à la lumière des différents termes de cette équation évoquée ci-dessus pour définir la République, notre bien commun.