Paru dans Ragemag le 04/01/12
La président égyptien Mohamed Morsi a signé hier le texte adopté en référendum mi-décembre le transformant en nouvelle constitution égyptienne. Rendant compte des résultats du référendum égyptien, plusieurs dépêches et d’innombrables tweets avaient relevé un chiffre brut, 63,8%, qui nécessitait pourtant un regard plus critique. Evidemment ce chiffre va dans le sens des peurs que génère désormais ce qu’il est convenu d’appeler le printemps arabe et que certains qualifient désormais de printemps sunnite. Mais la réalité du terrain est-elle aussi nette ? Loin s’en faut…
Commençons par les chiffres précis parce qu’il ne suffit pas de constater que face au 63,8% de vote favorable à la nouvelle constitution, il y a un très minoritaire 36,2% de vote défavorable au texte proposé par le président Morsi ! Ce vote ravit la mouvance islamiste (frères musulmans et salafistes), mais à y regarder de plus près, les barbus, avec ou sans moustaches, auraient de quoi s’inquiéter. En effet, le nombre total d’égyptiens ayant la possibilité de voter s’élève à 51 919 067 alors que le nombre de votants effectifs fut de 17 058 317 ce qui donne déjà un bon aperçu du peu de motivation du peuple égyptien face à ce référendum. Le nombre de votes favorables au texte de Morsi est encore plus ridicule puisqu’il est de 10 693 911.
La légitimité de la nouvelle constitution
On voit donc bien que les 63,8% de votes favorables sont à relier au taux de participation de 32,86%. Or si je me rappelle de mes vieux cours de statistiques, le vrai chiffre à retenir de cette opération électorale est le résultat de l’opération 63,8% * 32,86 % soit 20,96% qui est le pourcentage de la population égyptienne en âge de voter favorable à la constitution proposée par Morsi.
Ainsi l’opposition égyptienne se sent-elle forte des 36,2% des votants ayant dit « non » au président égyptien, mais aussi, ce qui est plus discutable, des 67,14% de non-votants. Même si aucun sondage ne permet de le quantifier, les 67% qui ne se sont pas déplacés peuvent être certainement regroupés en trois catégories. Il y a d’abord ceux qui ne croyaient pas en la capacité de l’opposition à imposer son point de vue, que ce soit en l’emportant dans les urnes ou en raison d’irrégularités que le pouvoir aurait organisées pour faire perdre l’opposition. Il y a aussi ceux qui ont perdu tout espoir en une possibilité de sortie de crise (politique, économique, etc.) et qui se laissent donc porter par les événements. Il y a enfin une partie de la population, non politisée, qui ne s’est pas plus intéressée au référendum qu’à la révolution de la place Tahrir.
En réalité la seule conclusion valable que l’on peut tirer de ce scrutin concerne l’illégitimité flagrante de la nouvelle loi fondamentale. Elle n’est pas souhaitée par le peuple puisque 41 225 156 personnes ont voté contre ou ne sont pas allées voter soit près de 80% des personnes en âge de voter. Ce oui à Morsi n’est donc pas franc, et encore moins massif, mais le président islamiste ne démissionnera pas pour autant…
Un symbole, faible, de changement bien plus qu’un changement effectif
De nombreux commentateurs européens et américains ainsi qu’un nombre incalculable de twittos, à l’occidentalisme* à peine caché, ont vu dans le résultat du référendum égyptien la confirmation de leurs craintes d’un monde arabe qui, une fois accédant à la démocratie, choisirait le camp antioccidental de l’islamisme. A lire certains commentaires, on pouvait même sentir une joie retenue étant donné que ce résultat chiffré leur semblait confirmer, une fois de plus, leur argumentaire favorable à la thèse selon laquelle le monde arabo-musulman serait réfractaire à la modernité et donc à la démocratie.
Or s’il y a un basculement de l’Egypte dans la mouvance islamiste, c’est bien avant le référendum du 15 décembre 2012 qu’il faut le chercher. En effet, si Morsi (candidat implicite des Frères musulmans) est arrivé au pouvoir au travers des urnes c’est parce que le peuple égyptien s’est inscrit dans la mouvance islamiste depuis plusieurs années (voir décennies) avant même la chute de Moubarak. Le parlement de l’ancien régime, entre 2005 et 2010, comptait déjà 20% de député du courant islamiste alors même que les Frères musulmans étaient, du moins officiellement, interdits de pratique politique. Une telle participation au parlement dans un régime non démocratique constitue un symbole de prise en compte par le pouvoir, tout autoritaire fut-il, de la force politique que constitue ce courant. Rappelons au passage l’implication des islamistes dans l’assassinat du Sadat, prédécesseur de Moubarak. Ce rappel permet de confirmer le poids des islamistes dans la société égyptienne des années 1990-2000, car malgré ce bagage politique sanglant, Moubarak s’est senti obligé de les laisser entrer au parlement !
Ainsi, le basculement de l’Egypte dans les filets du courant islamiste date de bien avant le 15 décembre 2012 et même bien avant la « révolution du 25 janvier ». Ce basculement s’inscrit dans une marche générale de tendance conservatrice, financée par les royaumes du Golfe, et facilitée par l’absence d’options fonctionnelles face au régime Moubarak autre que celle des islamistes.
Standard & Poors « dégrade » les Frères musulmans
Les résultats du référendum sont un symbole, guère plus, du passage de l’Egypte de l’ère Moubarak à l’ère des Frères musulmans. D’un conservatisme à l’autre en somme dans la mesure où la charia (loi islamique), qui fait couler tant d’encre de ce côté-ci de la Méditerranée, était déjà présente dans la constitution de l’ancien régime. Elle était même le résultat d’un amendement, en 1980, de la constitution de 1971 où la charia devenait, déjà, la « source principale » de la législation. D’ailleurs, Moubarak lui-même expliquait en 1985 que 99% des lois égyptiennes respectaient la charia. Pour plus de détail sur les articles de la constitution posant problème, vous pouvez lire ce papier d’Al-Akhbar en anglais…
Ainsi ce symbole que beaucoup ont souligné est en réalité affaibli, à la fois par le taux d’abstention, mais aussi par le fait que cette référence à la loi islamique préexistait à la constitution nouvelle tout comme l’islamisation rampante, dès les années 80, de la société égyptienne.
D’ailleurs le peuple égyptien est, aujourd’hui, bien plus préoccupé par la situation économique du pays que par la crise politique ouverte entre les différentes composantes du courant islamiste et l’aile la plus séculariste des révolutionnaires du « 25 janvier ». Car la crise des finances publiques touche aussi l’Egypte et Standard & Poors sévit sur l’autre rive de la Méditerranée comme par chez nous : l’agence de notation américaine a réduit la note égyptienne de B à B-. Trois banques locales ont également vu leurs notes dégradées en raison de leur forte exposition à la dette souveraine. Des craintes de dévaluation de la livre égyptienne ont même dépassé le stade de la rumeur pour apparaître à la une des journaux. Un prêt urgent du FMI de 4,8 milliards de dollars est en péril alors qu’il est le principal levier de la politique anticrise du gouvernement Morsi.
La crise politique ouverte par les débats sur la constitution et les résultats du référendum est venue aggraver une crise économique due notamment aux deux années de révoltes populaires empêchant le rétablissement du tourisme, principale source de revenues du pays.
Quand le taux de croissance passe de 6 à 2% en l’espace de 3 ans, quand les taxes sur les biens de consommation augmentent et quand les subventions sur les prix de l’énergie diminuent pour combler, selon les sacro-saintes règles du FMI, le creusement des déficits publics, le porte-monnaie du Cairote s’en rend nécessairement compte. Or, habituellement dans le monde arabe, plus vous avez du mal à acheter du pain moins vous vous attardez sur vos réclamations politiques (Assad père l’avait bien compris). Mais les choses ont réellement changées ces derniers temps et on ne peut plus exclure que, comme à Sidi Bouzid, un nouveau Mohammed Bouazizi, déclenche une révolte socio-économique qui mute en une nouvelle révolte politique balayant les Frères musulmans et ouvrant la voie à une solution politique plus sécularisée, peut être plus à gauche, qui d’ici là aura eu le temps de se structurer.
Car aussi conservatrices que soient les différentes couches de la société égyptienne, la pauvreté persistante qui touche les classes populaires et moyennes peut devenir un réel obstacle pour les Frères musulmans et un levier efficace pour l’opposition séculariste si la démocratie s’installe réellement.
* Occidentalisme : je reprends ici la définition de ce concept telle que donnée par G. Brustier et J-P Huelin dans leur Voyage au bout de la droite (Mille et une nuits, 2011, p. 28) : « une idéologie politique ayant pour but de défendre la civilisation occidentale. Cette idée va plus loin que l’atlantisme dans la mesure où elle se place dans une logique de « choc des civilisations » (Samuel P. Huntington) qui verrait l’Occident attaqué par les civilisations qui lui sont voisines, au prmeier rang desquelles la civilisations islamiques. Cete idéologie, longtemps portée pae les néoconservateurs, a été ranimée après les attentats du 11 septembre 2001″
Un commentaire sur “Si Morsi était De Gaulle, il aurait démissionné”