On a souvent tendance à se concentrer sur l’hexagone et parfois à juste titre. Mais ce n’est pas une raison pour oublier d’inscrire tout cela dans un contexte plus large.
L’année qui se termine est celle qui a vu un jeune homme de 39 ans élu en France dans des conditions littéralement extraordinaires. Mais elle est aussi — peut être devrais-je dire surtout — l’année qui a vu le peuple américain se choisir un président hors-normes : relativement nouveau en politique, venant du monde des affaires, excentrique jusqu’à la vulgarité, ayant des rapports pour le moins flous avec Moscou, explicitement xénophobe, complètement incontrôlable, etc. Comment la démocratie américaine, l’une des trois plus anciennes du monde, a-t-elle pu produire un tel phénomène ? Un phénomène qui n’est d’ailleurs pas isolé puisque l’autre plus ancienne démocratie du monde a opté pour une sortie de l’Europe — donc une forme de repli sur soi — à l’occasion d’un référendum dont les conséquences, un an plus trad, ne sont pas encore totalement identifiables ! Un phénomène qu’on pourrait peut être aussi rapprocher d’autres formes de replis comme ceux que nous constatons ailleurs en Europe et notamment en France où — sans savoir qui est la cause et qui est la conséquence — un repli identitaire est observé dans différentes communautés qu’elles soient majoritaires ou minoritaires.
Que ce soit un sentiment de recul ou un réel recul, ça ne change rien. Le fait est que, d’après le Pew Research Center, 81% des électeurs de Trump considèrent que la vie étaient meilleure 50 ans auparavant ! On peut les traiter de « réac ». On peut les ignorer. Mais à partir du moment où les ignorer conduit au succès électoral de celui qui sait leur apporter des réponses — que celles-ci soient réalistes ou pas n’est pas la question ici — il me parait normal de regarder de plus près ce qui les conduit à une telle vision de la vie, à une telle vision du monde.
En France, le politiste Laurent Bouvet s’est penché sur ce qu’il a, avec d’autres, appelé « l’insécurité culturelle » [1]. En Angleterre, David Goodhart, politiste et fondateur de la prestigieuse revue Prospect, étudie le contexte politique de l’après-Brexit et l’après-Trump dans un ouvrage [2] majeur paru il y a quelques semaines. Goodhart rappelle les props de Tony Blair dans son dernier discours en tant que Premier ministre en 2007 : « La politique moderne a moins à voir avec les oppositions traditionnelles droite contre gauche et plus à voir aujourd’hui avec ce que j’appellerai le choix moderne qui est l’ouvert contre le fermé ». Goodhart donne partiellement raison à Blair mais lui reproche de ne pas s’interroger sur ce qui fait que sa version de l’ « ouvert » séduise si peu. Et Goodhart de préciser : « Les anciennes distinctions de classes et d’intérêts économiques n’ont pas disparu mais sont de plus ne plus complétées par une sur-couche de distinctions à la fois plus large et plus lâche séparant les personnes qui voient le monde de partout [3] et ceux qui le voient de quelque part [4] ». Ceux dont la vision du monde se construit sans aucune attache géographique ou culturelle spécifique (les « Partout ») et ceux dont la vision du monde est intimement lié à un lieu et à une culture (les « Quelque part »).
Chacun d’entre nous est un peu « Partout » et un peu « Quelque part ». Néanmoins la dichotomie existe de plus en plus dans les sociétés contemporaines. Ceux que Goodhart qualifie de « Partout » sont 20 à 25% de la population anglaise. Ils sont généralement détenteurs de diplômes de l’enseignement supérieur, ont eu l’occasion du fait de leurs professions d’être mobiles en Angleterre et même dans le monde. Ce sont des citoyens du monde dont la citoyenneté nationale tend à se diluer. Ils sont à l’aise avec des valeurs telles que la nouveauté, la mobilité et l’autonomie. Ceux que Goodhart qualifie de « Quelque part » constitue la moitié de la société anglaise. Ils ne sont pas à l’aise avec les changements culturel et économique. Ils ne sont pas pour autant majoritairement racistes ou nationalistes. Ils veulent à peu près ce que les « Partout » veulent mais ils le veulent plus modérément ou plus lentement. Goodhart oppose ainsi l’ « l’individualisme progressiste » des « Partout » au « populisme décent » des « Quelque part ». Le livre explore les caractéristiques de ces deux catégories de la population de manière évidemment bien plus nuancée que ne le laisse entendre la rapide synthèse que je viens de tenter.
Goodhart conclue son essai sur une note positive rappelant qu’ « après le choc de 2016 [4], une coexistence plus heureuse est possible. Cela signifie que le saint Graal de la politique pour la prochaine génération doit être la quête d’un accord nouveau et plus stable entre les « Partout » et les « Quelque part », un accord qui réconcilie l’âme politique des deux moitiés de l’humanité ».
Et je conclurai quant à moi avec une citation d’Inigo Errejon — politiste espagnol : « Même dans un monde […] traversé par la violence […] le pouvoir qui prévaut demeurer le pouvoir d’énonciation, de production de sens partagés ». Enoncer et mettre en oeuvre un récit commun capable de maintenir la concorde entre les « Partout » et les « Quelque part », voilà le rôle du politique pour les temps ouvert en 2016-2017.
[1] L’insécurité culturelle, Fayard, 2015. L’auteur la définit ainsi : « l’expression d’une inquiétude, d’une crainte, voir d’une peur, vis-à-vis de ce que l’on vit, voit, perçoit et ressent, ici et maintenant, « chez soi », des bouleversements de l’ordre du monde, des changements de la société, de ce qui peut nous êtres à la fois proche ou lointain, familier ou étranger. »
[2] The road to somewhere. The populist revolt and the future of politics, Hurts, 2017. Il a été recensé par Brice Couturier ici [https://www.franceculture.fr/emissions/des-suggestions-de-lectures-pour-le-president/les-gens-de-partout-contre-le-peuple-de]
[3] Je reprends la traduction de B. Couturier : Anywhere = Partout, Somwhere = Quelque part
[4] Le Brexit voté le 23 juin 2016
Version Audio : https://soundcloud.com/asseh/une-annee-folle-premiere-partie