Je suis très mauvais pour raconter des histoires mais en voilà une qui me tient à coeur…
13 octobre 1990. Réveil à nul autre pareil. Pour la première fois depuis leur raclée monumentale de 1982, les chasseurs de l’armée de l’air syrienne survolent le Liban. Ils bombardent les positions de l’armée libanaise à Baabda et ses alentours. Rassurez-vous, rien de traumatisant, je ne suis pas devenu un psychopathe pour autant. Mais le grondement des Sukhoïs ne s’oublie pas. Il rentre par tes tympans et te rempli, vraiment. Tellement que tu as l’impression que tu vas littéralement imploser. Tellement que c’est décidé : « demain, on part ».
C’est décidé : « demain, on part ». Les visas sont prêts. Avec un coup de pouce, 4 ou 5 mois auparavant, la famille de 4 avait eu le talisman sur ses passeports. Elle avait même pu quitter le théâtre des opérations durant un petit mois pour un repos estival lyonnais. Juste comme ça, pour voir. Ces mêmes visas allaient donc servir pour « partir ». Le 16 ou le 17, les hommes partent parce que les Syriens sont partout et qu’il ne faut pas prendre de risque. Les femmes suivront, une semaine plus tard, une fois les voitures vendues et les meubles emballés. Le 16 ou le 17 donc, en voiture de Louaïzeh, Baabda, au port de Jounieh, Kesrouan.
A l’entrée du port, checkpoint des miliciens chrétiens. « Vous faites quoi ? ». « Comptable ». Comptable c’est la réponse idéale dans de telles situations : c’est relativement neutre politiquement et économiquement. Aussi neutre que les prénoms non confessionnels. « Et toi ?… Elève à Jamhour ?… Vous êtes des partisans d’Aoun vous à Jamhour ! » Regarder le plancher de la voiture et ne pas répondre. Laissez le comptable gérer avec le sourire. Il est habitué à gérer le comptable. Depuis le temps. Et puis le plancher de la voiture comme plafond du courage politique, c’est original, c’est pratique surtout.
Les embrassades sur l’embarcadère, sobres, je crois, pas à l’orientale, je ne me souviens plus très bien. A l’arrière du ferry, Jounieh, puis Beyrouth un peu plus à droite. Toutes deux s’éloignant de plus en plus, à la lumière du soleil s’immergeant dans la Méditerranée. Puis une grande salle au milieu du ferry. Comme une salle d’attente. Comme une salle de cinéma plutôt. Une salle de cinéma où on attend, au chaud, l’étape suivante. Un fauteuil, relativement confortable, pour dormir. Pour rêver aussi, mais passons, ce n’est pas un strip-tease non plus et puis ce ne serait pas très décent de le raconter. Réveil sous le soleil de Larnaca, pas sur ses plages, son tarmac plutôt. Jounieh est loin et Louaïzeh encore plus. Mais Rome se rapproche puis Milan puis Satolas. Lyon, destination finale. Finale pour quelques années en tous cas, mais pas n’importe quelles années…
Rue des Charmettes à Lyon, à 20 minutes à pieds de la Part-Dieu, à 500 mètres de Charpennes. Le rez de chaussée d’un immeuble typique. Appartement agréable même si sombre. Sobre aussi, 60 mètres. D’abord quatre hommes. Deux oncles venus de Lataquié en Syrie, installés ici pour les études puis pour le reste. L’un depuis le milieu des années 70 et l’autre depuis le milieu des années 80. Les deux nouveaux aussi, l’un a un peu plus de 40 ans, l’autre allait avoir 16 ans un mois plus tard. Puis la femme et la fille, enfin arrivées après avoir réussies, en une semaine, à vendre les deux voitures, à visiter la grand-mère à Lataquié et à emballer les meubles. C’était important de vendre les voitures : 2 400 dollars pour l’Opel et 1 600 pour la Honda. C’est important de démarrer une nouvelle vie avec un capital. Avec quelques milliers de dollars.
La deuxième quinzaine d’octobre à Lyon, en France, c’est d’abord les vacances scolaires de la Toussaint. Mais à 16 ans on est plein d’espoir. Et les oncles qui accueillent veulent le meilleur. Et le meilleur, à Lyon à presque 16 ans, c’est le Parc. Le Lycée du Parc. Mais à Lyon, en France, il y a des règles. La règle nous a donc dirigés vers le Rectorat, rue de Marseille. Et comme l’année scolaire était déjà entamée et comme on n’y connaissait rien à l’époque, ni moi ni l’oncle, et bien on nous a expliqué qu’il n’y avait pas de solution qu’il fallait attendre la rentrée suivante. Mais des solutions il y en a toujours. Je sais c’est banal mais la réalité est banale aussi. Au travers de Jamhour, vous savez, ceux qui étaient partisans d’Aoun. Le Parc nous a orienté vers le Rectorat, Jamhour nous a orientés vers la rue sainte Hélène, 69002. Le public ne veut pas, le privé voudra.
Un lundi de retour de vacances de la Toussaint… Ca commence bien, c’est cours d’EPS. La saison est fraîche, peut être même pluvieuse. L’accueil l’était moins, beaucoup moins. On ne dirait pas comme ça, mais c’est propice à l’intégration un cours d’EPS. On peut y parler bien plus que dans un cours d’anglais, de maths ou d’histoire. Et puis la curiosité, ça a du bien. L’actualité aussi. Dany Chamoun et sa famille venaient d’être assassinés à Baabda. Les médias français s’en étaient fait l’écho. Ca rigole moins tout à coup dans ce vestiaire au sous-sol du lycée Saint-Marc. Et ça crée tout de suite un sujet de discussion dans ce bâtiment qui avait servi, 50 ans auparavant, de caserne et de prison à la Franc-Garde du collabo Touvier…
Olivier, Jérôme, Hervé, David, Nadège, Pierre-Emmanuel, Nicolas, Grégory, Christophe, Angélique. J’en oublie certainement. Ils ne s’en rendront certainement jamais compte, mais c’est probablement grâce à eux que la suite fut plutôt réussie. Avec le recul cette première journée était décisive. Ca passe ou ça casse. Grâce à eux, sans que ce soit fait exprès, la suite allait être plus simple. Car notre attachement à un lieu c’est un attachement aux événements, mais aussi aux gens qui ont fait ce lieu et aux souvenirs qu’on en garde. Or ce nouveau port d’attache, c’est d’abord ces gens-là qui l’ont fait.
Les gens sont un enjeu décisif, mais la langue l’est tout autant. Elle l’est d’autant plus si tu es particulièrement timide et que tes parents ne parlent pas la langue locale. Ils ne peuvent s’exprimer facilement. C’est donc souvent toi qui dois le faire pour eux et pour toi. Demander au commerçant si tel produit est en stock. Aller acheter la baguette. Demander son chemin au passant. Que sais-je encore. Que des moments de blocage, en principe, insurmontable pour un gamin de 16 ans.
Alors oui, j’avais appris le français dès le CP, à Jamhour, en même temps que l’arabe littéral. Mais les parents ne le parlaient pas, je ne le parlais pas non plus à la maison. A l’école, en dehors des cours, et dans mon entourage libanais, je ne le parlais pas non plus. Je ne sais pas de quand ça date exactement, mais probablement dès avant l’adolescence. J’ai vite ressenti le ridicule de ce phénomène typique du Beyrouth des années 1980 : parler français, tout le temps, tellement, qu’ils ne parlaient plus l’arabe, leur langue maternelle. Maternelle. On y verra peut-être un début de gauchisme : entre le CP et la Seconde, je refusais de parler français ailleurs qu’en cours. Et je n’ai découvert, à ma grande surprise, ma capacité à le faire qu’en 1988 lors d’un mois de vacances en France. Et en étrangement sans accent ou presque. Inexplicable en tous cas inexpliqué.
Mais revenons à cette nécessité qui change tout : surmonter la timidité, casser le blocage, aller vers l’autre, cet inconnu, dans sa langue à lui. Et petit à petit les choses banales du quotidien s’installent et on s’installe avec elles. La langue a été un blocage, éternel, pour eux. Elle a été ma planche de survie aux prémices de cette nouvelle vie.
Il y a les gens. Il y a la langue. Et la langue s’inscrit dans un socle culturel. Commun. On utilise la même langue pour se parler. Et c’est encore plus facile quand on se parle, des fois, de choses qu’on a en commun. En plus de notre sel, ces choses qui nous distinguent et nous caractérisent. Les références que les uns et les autres sont capables d’identifier, auxquelles parfois ils sont même capables de s’identifier. Ces références m’ont facilité la tâche. Parce que oui, les adolescents de ma classe de seconde, je pouvais leur parler de Beyrouth, d’Aoun ou de Chamoun. Je pouvais aussi leur dire, c’était peut-être même mon attrait ultime, comment on dit tel ou tel gros mot en arabe. Mais au-delà de ce qui me caractérise, j’avais des choses en commun avec eux. La musique et le cinéma sont probablement, après la langue les deux éléments de ce socle culturel commun. Et ce socle s’est consolidée avec le temps et avec eux.
Et pourtant malgré l’âge qui, apparemment, nous rapprochait, il y avait un écart certain de maturité. Cette phrase peut paraître un peu condescendante. Et pourtant elle ne l’est nullement. Un gosse qui a grandi dans le Beyrouth des années 80 ne peut pas être un adolescent ordinaire, un gamin comme les autres, pas tout le temps en tous cas. Et pourtant cette différence n’a pas altéré mon rapport à mes copains de classe. Cette différence aurait pu me rapprocher des quelques autres Libanais de mon âge que je connaissais à cette époque-là. Il n’en fut rien. Bien au contraire. C’était peut être même une volonté inconsciente de m’extraire des pièges du passé et de me tourner vers l’avenir. Sans nier le passé, mais sans s’y embourber non plus. A l’époque, il n’y avait ni internet ni télés satellites. Il n’y avait même pas de liaisons postales avec Beyrouth au lendemain de la fin de la guerre. Il n’y avait donc qu’une chose à faire. Aller de l’avant. Sans rien oublier. Aller de l’avant.
Je passerais bien sous silence le tout premier concert. Gratuit. Sur une place devant la gare de Perrache. Ce n’est pas ma faute, ok, je confesse. C’était Phil Barney… [Honte jusqu’à la quatorzième génération, crédibilité indie réduite à néant]… Le deuxième est à peine plus fameux, mais bon, l’époque et les amis le voulaient : Goldman à la Halle Tony Garnier. Les événements culturels comme lieux de sociabilité. Je ne vous fais pas un dessin, d’accord ?
La fin de l’année de seconde, c’était aussi le moment où je recevais pour la première fois un copain de classe dans le petit appart’ de la rue des Charmettes. Son corollaire, tout aussi important et bien plus stressant : le moment où le copain de classe t’invite chez lui. Tu rencontres ses parents. Les premiers adultes français qui t’ouvrent leur porte. Ca a l’air de rien comme ça. Et pourtant ça construit la suite. C’est une sorte d’épreuve. Attention à ne commettre aucune erreur ni par la parole — la langue always and forever, ni par le comportement. Un parfait invité en somme. Aussi parfait que n’importe lequel des autres gamins de cette classe-là.
Parfait jusqu’au moment où en cours d’anglais, l’invitée du jour est la consule des Etats-Unis à Lyon venu nous raconter je ne sais quoi. Parfait jusqu’au moment où je fais une sortie dont je ne me souviens plus des termes précis, mais qui rentrerait probablement dans la catégorie de l’anti-américanisme — plus ou moins primaire… si et seulement si elle n’avait pas été appuyée par le vécu de là-bas ! La pauvre dame, ce n’était pas de sa faute non plus si les pères Bush et Assad s’étaient entendus avec le Roi du pétrole pour dézinguer ma vie d’avant.
To be continued ?
Perso je serai bien intéressé de lire la suite 🙂 #lasuite
J’aimerais vraiment lire la suite 🙂
Super (une phrase forte que je retiendrai : « Et pourtant ça construit la suite »)
Beaucoup de similitudes avec le parcours de certains enfants de parents immigrés.
J’ai apprécié de lire et j’attends bien évidement la suite
ps : Il aurait été parfait d’illustrer par quelques photos
Étudiant en médecine en cours de spécialisation, en 1976 j’ai accueilli mère et 3 soeurs étudiantes à Nantes , elles aussi parties de jounieh pour Chypre , mais en petite embarcation, et surtout sous les tirs des canons syriens … les autres freres et sœurs les ont quittées à Chypre pour se réfugier au Nigeria…l’histoire se répète, et les Libanais continuent à compter sur les Dieux pour s’en sortir … Merci à la France terre d’accueil et exemple à suivre malgré tous les perfectionnistes un peu trop chimériques…