Le président français était à Riyad hier. La visite en Arabie Saoudite a été présentée par les journalistes français comme l’occasion de signer de substantiels contrats d’armements entre les deux pays. TF1 et quelques autres médias se sont même permis de qualifier le président de la République de « super VRP »! Rien de précis n’a cependant été annoncé lors de la visite si ce n’est un étrange contrat franco-libanais financé par le Royaume !
C’est le président libanais, Michel Sleimane, qui a annoncé hier après-midi ce qu’il a qualifié d’ « aide la plus importante dans l’histoire du Liban et de l’armée libanaise ». En effet, ce sont 3 milliards de dollars que le Roi d’Arabie Saoudite a, semble-t-il, promis au président libanais. Cette somme sera octroyée sous forme d’un contrat d’armement permettant à l’armée libanaise d’être équipée par des industriels français. Ce contrat est très significatif pour le petit état tampon coincé entre la Syrie et Israël dont la dernière campagne d’équipement date du début des années 80 lors de l’arrivée d’Amine Gemayel au pouvoir et de la tentative avortée d’accord de paix avec Israël (« 17 mai ») sous parrainage américain.
Contexte historique
Cette annonce est bénéfique à l’économie française car aucun des grands acteurs de l’industrie de l’armement ne snobera un tel marché même s’il ne faut pas s’attendra à de grosses acquisitions car l’armée libanaise n’aura jamais des armes navales ou aériennes. Ces dernières sont considérées dans la région comme capable de « rompre l’équilibre » entre Israël et son voisin.
Cette annonce doit néanmoins être restituée dans le contexte libanais pour être mieux comprise. En effet, le pays est depuis la fin des années 1960 dans une situation de tension sans discontinu.
En effet les premières escarmouches entre Israël et les palestiniens réfugiés au Liban datent de 1968 avec une attaque de l’aéroport de Beyrouth par Tsahal. D’autres altercations impliquant les palestiniens, cette fois-ci avec l’armée libanaise, ont lieu en 1969. Puis la tension monte d’un cran avec la guerre en plusieurs épisodes qui durera de 1975 à 1990 impliquant les factions libanaises qu’elles aient une coloration politique ou, plus souvent, confessionnelle, impliquant également les puissances régionales (la Syrie en premier lieu, puis Israël et plus occasionnellement la Libye, l’Iran, l’Arabie Saoudite ou l’Irak) et parfois mondiales (interventions américaines et françaises au milieu des années 1980). Suivra ensuite la période 1990-2005 que l’on peut qualifier de pax syriana dans la mesure où après feu vert américano-séoudien, le soutien syrien à la première guerre du Golfe fut généreusement récompensé par une main mise entière sur le Liban. Depuis 2005 et l’assassinat de Rafic Hariri suivi du retrait des troupes syriennes, le Liban est à nouveau la proie de divers soubresauts avec le retour des tensions confessionnelles, non plus entre chrétiens et musulmans, mais désormais entre chiites et sunnites soutenus par les puissances régionales notamment l’Arabie Saoudite pour les sunnites menés par Saad Hariri et l’Iran pour les chiites menés par le Hezbollah).
Tout au long de ces épisodes, l’armée libanaise a été relativement discrète. En effet, les dirigeants du Liban d’après mandat Français (les Chamoun, Soloh, Gemayel et autres Joumblatt) ont tous théorisé et mis en pratique la doctrine absurde du « Liban, fort par sa faiblesse« .
Une actualité à la complexité croissante
Cette complexité que peu de pays connaissent s’est accrue ces derniers mois notamment avec l’entrée en guerre « civile » du voisin syrien. En effet le parlement qui devait être renouvelé au printemps dernier s’est retrouvé dans l’incapacité d’adopter une loi électorale acceptable. Les députés (pas tous) ont donc voté pour la prolongation de leurs propres mandats. Le précédent historique (1972, pdf) n’est pas de bon augure : le parlement élu en 1972 à la veille de la guerre de 1975-1990 et qui se sera autoprolongé jusqu’en 1992-1996.
Le gouvernement de Mikati, dominé par les « centristes » et le Hezbollah et ses alliés, en place depuis 2 ans, est désormais démissionnaire du fait de la démission de ses ministres « centristes ». Un nouveau premier ministre a été nommé : Tammam Salam émane du camp Hariri, mais il est soutenu par le Hezbollah et ses alliés. Il n’a pas réussi jusqu’ici à former un gouvernement d’union nationale et rien ne permet de voir une conclusion heureuse à sa mission. Le temps presse en effet car le 25 mai 2014 se termine le mandat du président actuel. Michel Sleimane, ancien commandant en chef de l’armée, termine un mandat de 6 ans durant lesquels il n’a pas montré une grande capacité à influencer la politique intérieure. Il s’est même progressivement aligné sur les positions de Hariri.
Le camp des opposants au régime syrien, qu’on peut également caractériser comme étant proche de l’Arabie Saoudite, est mené par Saad Hariri. Il s’oppose au camp conduit par le Hezbollah qu’il considère comme une milice n’ayant plus la légitimité l’autorisant à maintenir un arsenal conséquent. Le Hezbollah quant à lui se considère comme un mouvement de résistance à Israël qui occupe une petite partie de l’extrême sud du Liban et qui, historiquement, est toujours partant pour des escapades (justifiées ou non telle n’est pas la question ici) en territoire libanais. L’affrontement des deux camps libanais s’est accentué depuis que des libanais interviennent dans le conflit syrien : salafistes d’une part et Hezbollah d’autre part. Les premiers se considérant comme les appuis normaux des sunnites révoltés contre un pouvoir alaouite perçu comme partie prenante de l' »arc chiite ». Le Hezbollah quant à lui considère son rôle en Syrie comme un garant de sa bonne position au Liban face à Israël, la Syrie étant son principal point de liaison logistique avec le fournisseur iranien.
C’est dans cet équilibre interne que s’inscrit le « deal » sponsorisé par l’Arabie Saoudite, mais il ne faut pas non négliger l’équilibre régional pour une bonne compréhension de la décision annoncée hier.
Tensions régionales
J’ai déjà évoqué ici le contexte régional suite à la guerre en Syrie : je soulignais l’importance de ne pas se contenter d’une lecture au travers du prisme confessionnel, car il faut également (surtout?) prendre en compte les axes régionaux (celui autour de l’Arabie Saoudite et celui autour de l’Iran). J’ai également évoqué ici le jeu des puissances régionales sur le théâtre syrien avec le soutien qu’apportent les uns et les autres aux différentes mouvances agissant en Syrie, notamment les organisations salafistes qui sont désormais presque seules face à ce qui reste des forces du régime de Damas appuyé par les paramilitaires du Hezbollah.
Pendant plusieurs mois, le Qatar a cherché à faire jeu égal avec l’Arabie Saoudite sur le théâtre syrien. Depuis cet été, les échecs qataris et le changement de gouvernance de l’émirat ont aidé le Royaume des Seoud à reprendre la main. Il est désormais le principal acteur même s’il est difficile de savoir s’il influence ou non, et si oui dans quelle mesure, les deux mouvements salafistes qui affrontent les forces du Régime. En tout cas, Riyad maîtrise totalement la représentation politique de l’opposition syrienne même si le poids réel de cette dernière est régulièrement questionné à juste titre.
Cette action saoudienne en Syrie est à mettre en relation avec l’influence iranienne car au final dans la région il y a désormais deux puissances clairement identifiables en plus d’Israël : Téhéran et Riyad sont des adversaires de longue date, mais jamais jusqu’ici le rôle de Riyad n’avait été aussi important. Ce rôle s’appuie sur la force de frappe financière depuis plusieurs décennies. Il peut désormais s’appuyer aussi sur l’influence intellectuelle, si je puis dire, du wahhabisme qui structure idéologiquement une bonne part des salafistes du monde arabe.
L’annonce d’hier est signe du renforcement de la confiance en soi qui est un sentiment nouveau en Arabie Saoudite. En effet, jusqu’ici, l’Arabie Saoudite est perçue comme un vassal local des États-Unis. Depuis le recul d’Obama début septembre dans l’affaire syrienne et encore plus depuis les accords du mois dernier entre Américains et Iraniens, l’Arabie Sadouite se sent flouer par Washington son allié de toujours. A partir de là, que la rencontre avec le président français et le contrat franco-libanais financé par Riyad sont à n’en pas douter des signaux quasi-explicites à l’attention de Washington. On sent ainsi un axe Riyad – Paris qui se dessine face à Wahisngton le premier jouant le rôle de faucon là où les États-Unis sont désormais plus dans le rôle de la colombe. Il sera intéressant d’observer désormais les mouvements de l’autre faucon de la région : Tel-Aviv se rapprochera-t-il d’une façon ou d’une autre de Paris – Riyad ?
Mais revenons au contrat franco-libano-saoudien et à son impact sur le Liban.
L’armée de la République et le parti de Dieu
Jusqu’en 1990, l’essentiel des troupes de l’armée libanaise et en particulier son commandement était dans le camp s’opposant aux syriens. De 1984 et plus à compter de 1988 et jusqu’en 1990, l’armée libanaise sous le commandement de Michel Aoun est même devenue le fer de lance dans la guerre contre les syriens.
En 1990, l’armée syrienne, la milice de Joumblatt et une faction de l’armée fidèle aux syriens ont réduit à néant la tentative (suicidaire?) de résistance à l’occupation syrienne avec feu vert explicite des Américains et des Saoudiens et implicite des Israéliens.
De 1990 à 2005, l’armée est soumise à un pouvoir politique pro-syrien. La doctrine de l’armée (et par conséquent son organisation et son équipement) est désormais celle d’un positionnement face aux israéliens et face aux groupes salafistes. C’est dans cette logique que le Hezbollah et l’armée libanaise sont alliés de fait. Même si concrètement, l’armée libanaise a eu peu (pour ne pas dire jamais) d’affrontements avec les israéliens du fait de l’absence de décision politique et aussi du fait de sa faiblesse structurelle comparée à Tsahal.
Cette doctrine a persisté après le retrait syrien et je doute fort qu’elle évolue dans les prochaines années : il y a un consensus national largement partagé faisant d’Israël la principale source de danger pour le territoire libanais (presqu’à égalité avec les mouvements salafistes).
A noter que durant la période 1992-2005, lorsque Hariri (père) était au pouvoir, il s’est régulièrement illustré dans les obstacles qu’il a su créer à chaque tentative de renouvellement de l’équipement de l’armée. Aujourd’hui c’est son fils qui joue les go-betwen entre les séouds, les français et certains libanais pour équiper une armée qu’il sait pertinemment ne pas être capable d’affrontement avec le Hezbollah si tenté qu’elle le veuille.
Armer et équiper l’armée libanaise servirait surtout dans la guerre pleine de rebondissements avec les salafistes et c’est là où le deal est paradoxal :
- l’armée libanaise n’a mené de vraies batailles que contre les syriens (1984-1990) et contre les salafistes (dès le milieu des années 1990 et à nouveau il y a quelques semaines à Saïda au sud du Liban)
- donc en somme ça arrangerait le Hezbollah et aussi, de fait, les israéliens que l’armée soit bien armée car les salafistes sont les adversaires du Hezbollah et aussi d’Israël en principe
- seuls les saoudiens sont réputés soutenir les salafistes et le deal paraît donc étrange de ce point de vue là, mais en Arabie Saoudite il y a de nombreuses tendances au sein même de a famille régnante ce qui ne permet pas de bien cerner les objectifs de cette affaire et le degré de réalisme
Reste une question : le soutien apporté par Riyad à l’armée est-il le signe qu’attendent la majorité des députés libanais pour savoir pour qui ils devront voter d’ici le 25 mai, date de l’élection du nouveau président d’une République qui n’a jamais été un bien public ? Car les députés n’ont jamais pu ni su faire le choix libre du candidat le plus propice à faire évoluer le pays. Michel Sleimane ancien chef de l’armée, actuel président en théorie non renouvelable, ou Jean Kahwaji , actuel chef de l’armée, peuvent être les bénéficiaires d’un tel signal…
En attendant, tout cela donnera un peu de travail aux salariés de Nexter qui en ont certainement bien besoin !
Je suis surpris que vous évacuiez si rapidement l’hypothèse selon laquelle ce don serait avant tout destiné à réaliser le fantasme de Hariri et des Saoud, à savoir que l’armée libanaise s’oppose au Hezbollah. Cela peut paraître certes improbable aujourd’hui, mais au vu du comportement d' »enfant gâté immature » qui a été celui du Royaume ces derniers mois, je ne suis pas certain que le réalisme soit la première de leurs préoccupations.
En tous cas, pour Al-Akhbar (dont on connaît certes les orientations politiques), cela ne faisait guère de doute, et ce déjà bien avant l’annonce du don saoudien : http://english.al-akhbar.com/node/17726
Cordialement,
Vous avez raison, j’aurais dû en parler plus longuement que la seule phrase expéditive 🙂 en quelque sorte : « Cette doctrine a persisté après le retrait syrien et je doute fort qu’elle évolue dans les prochaines années »
Mais vouloir mettre l’armée face au Hezbollah me paraît être un pari tellement fou que mêmes les soudaines ne seraient pas assez fous pour l’imaginer. Je peux me tromper…