Ecrit par

,

13 avril 1975 — 13 avril 2025

Il y a 50 ans, la guerre « civile » du Liban commençait pour se terminer 15 ans plus tard, le 13 octobre 1990.

Un texte peu long, mais les « 50 ans » le méritent bien ! Suivez-moi dans cette plongée moyenne orientale. Suivez-moi dans le décor qui a donné lieu au 13 avril 1975.

1- Je suis né le 19 novembre 1974. A Aïn El Remmaneh. Quand la guerre a commencé, j’avais 5 mois. Et elle a commencé à Aïn El Remmaneh.

2- On utilise habituellement l’adjectif « civile » pour qualifier la guerre de 1975-1990. Ca la distingue d’autres épisodes comme ceux de 2006 ou de 2024. « Civile » permet aussi de souligner la dimension majoritairement interne des affrontements. En réalité les fondements de la guerre sont à la fois internes, externes et hybrides. Rien n’est simple au Moyen-Orient. C’est un cliché. Mais aussi une réalité.

3- Les fondements externes sont nombreux. Ils commencent à deux endroits. D’abord le Liban lui-même. Il avait, depuis deux ou trois siècles, des formes d’autonomie, plus ou moins fortes, au sein de l’empire ottoman. Mais ça n’en a jamais réellement fait un état souverain. En tous cas sûrement pas dans ses frontières d’aujourd’hui. Donc longtemps la Syrie et nombre de Libanais n’y ont vu qu’une création ex nihilo par le mandataire français. Une créature qui, à leurs yeux,  devait à un moment ou à un autre revenir dans le giron de la Syrie ou d’un état arabe fantasmé. 

4- Un autre fondements externes : la Palestine. Et donc, de fait, Israël aussi. La Palestine non plus n’était pas un état mais un territoire —sans autonomie pour le coup— de l’Empire ottoman. Terre sur laquelle, très vite, arabes —musulmans et dans une moindre mesure chrétiens— et juifs réclameront chacun la constitution d’un état souverain spécifique. L’affaire ne s’est jamais stabilisée jusqu’à aujourd’hui. Et nombre de Palestiniens furent chassés de leurs terres par les guerres israélo-arabes. Les réfugiés s’installèrent, entre autres, au Liban dès la fin des années 1940 – début des années 1950. Et à nouveau à la fin des années 1960. Puis début 1970 en provenance de Jordanie avec armes et bagages.

5- Evidemment, à ces deux fondements externes viennent se rajouter quelques autres, secondaires : la guerre froide, les guerres diplomatiques ou effectives régionales, etc. Mais ne complexifions pas trop un paysage déjà assez difficile à appréhender comme ça. Les acteurs internes, les Libanais eux-mêmes, bénéficieront de ces multiples leviers externes et en seront aussi les victimes, les instruments, etc.

6- Parmi les fondements internes de la guerre de 1975 – 1990, il y en a un qui prime pour moi sur tous les autres. Et il est inhérent au Liban. L’état est absent. Le Liban n’a jamais réussi à être un état-nation. En cela il n’est en rien comparable aux formes étatiques comme on les connait notamment en Europe occidentale. Il n’a jamais été adopté par ses citoyens comme leur point d’attache principal au dessus des autres points d’attaches spécifique à la région. Les Libanais n’ont, dans leur grande majorité, jamais réussi à dépasser leurs appartenances communautaires confessionnelles.

7- Les Libanais n’ont donc, dans leur grande majorité, jamais réussi à être d’abord citoyens de la République libanaise. Ils sont resté d’abord et avant tout : musulmans, chrétiens, ensuite sunnites, chiites, druzes, alaouites, juifs, maronites, grecs orthodoxes, grecs catholiques, syriaques orthodoxes, syriaques catholiques, assyriens, chaldéens, arméniens orthodoxes, arméniens catholiques, latins, protestants, coptes. Je les ai listées toutes à peu près dans le désordre mais je crois n’en avoir omis aucune. Aucune de ces 17 communautés confessionnelles. Elles participent à la nature même de ce petit pays —équivalent  en superficie à la Gironde, à peine plus grand que la Corse. Elles en sont à la fois la richesse et la source des malheurs.

8- De ce « melting pot » libanais, il y a un « pot » mais il y a peu de « melting ». Les mariages mixtes sont minoritaires. D’autant plus minoritaires que l’état —sous pression des communautés confessionnelles— n’a jamais instauré sur place le mariage civile. Oh cyniquement, il reconnait les mariages civiles célébrés ailleurs, notamment à Chypre. Mais il n’en célèbre pas lui même. 

9- De même l’état libanais n’a jamais instauré de mode de scrutin imposant aux Libanais leur qualité de citoyens en lieu et place de leurs attaches confessionnelles. L’électeur libanais, encore aujourd’hui vote en tant que membre d’une communauté confessionnelle. Et en plus il vote en général là où ses ancêtres sont nés et sont enterrés. Rien qui permette ne serait-ce que le début d’une émancipation. Tout cela conduit tout doit à une société ségréguée. 

10- Une société féodale aussi. Des familles dirigent des communautés confessionnelles de père en fils se transmettent cette chefferie de clan, génération après génération. Les cas des Gemayel et des Joumblat sont ici archétypiques. Trois leviers ont permis à des chefs nouveaux d’émerger parfois. Soit par le biais des milices durant les guerre. Ici les archétypes sont Geagea ou Berri. Soit par le biais de l’ascenseur social que constitue l’armée libanaise. Cas des Aoun —Michel et Joseph— ou encore de Lahoud avant eux, tous trois élus présidents par des parlements confessionnels après avoir été commandants en chef de l’armée libanaise interconfessionnelles. Soit —plus tard, après la guerre la guerre— par le biais du capital accumulé parfois de manière honnête, parfois malhonnête, à chaque fois grâce à l’absence de fiscalité étatique.

11- D’ailleurs l’état est tellement absent qu’en réalité, il est dirigé par ces familles riches et s’appuyant sur les communautés confessionnelles. Le président doit être chrétien maronite et a plus de pouvoir que quiconque d’autre dans le système politique —disons jusqu’à l’apparition des milices palestiniennes et libanaises. Autour de lui, un président du conseil ministre musulman sunnite et un président de la chambre des députés musulman chiite. Le commandant en chef de l’armée lui aussi est chrétien maronite. Comme le gouverneur de la banque centrale. Les autres communautés confessionnelles ont des représentants de second rang dans ce système politique proprement communautariste. Un système où les Libanais chrétiens ont quand même la part la plus importante du pouvoir politique pour ce que ce pouvoir vaut dans un état absent.

12- Et dans ce contexte à la fois médiéval et moderne, on soulignera le deuxième des fondements internes. Une économie inégalitaire à souhait. La richesse matérielle du Liban des années 1960 provient notamment de son libéralisme économique. Secret bancaire, libre circulation des capitaux, liberté d’entreprendre, etc. Tout cela attire des capitaux et crée des richesse. A fortiori dans un océan régional d’économies dirigistes. Mais ce dynamisme économique n’a pas profité à tous. L’état absent, ne régulant rien, c’est ce qui a permis le dynamisme économique. Mais un état absent, ne régulant rien, ne met jamais en place les mécanismes de sécurité sociale et de redistribution. Toutes ces choses qui permettent aux travailleurs de recevoir une partie des gains économiques. 

13- On trouve des Libanais défavorisés chez les chrétiens et chez les musulmans. Mais au moment où la guerre éclate, il y en avait certainement plus chez les musulmans que chez les chrétiens. Ce qui a fait que la guerre qui avait évidemment une dimension communautaire identitaire, avait aussi une dimension socioéconomique matérielle. Les Libanais musulmans voulaient à la fois plus de poids politique mais aussi leur juste part de la dynamique économique.

14- Le camp progressiste —comme ils disaient à l’époque— c’est-à-dire celui de la gauche libanaise, était fort de militants et sympathisants majoritairement musulmans. Mais pas de manière exclusive. Loin de là. Les partis de gauche —comme le parti communiste libanais par exemple— attiraient aussi des chrétiens. Souvent, c’était des grecs orthodoxes cherchant à gauche une forme d’émancipation des attaches communautaires et des inégalités qu’elles induisent. Cherchant une forme de citoyenneté et l’égalité qu’elle induit en théorie. Appartenir à la classe prolétarienne ou en défendre les intérêts vous libère de fait de vos attaches communautaires.

15- Le camp progressiste soutenu par l’Union soviétique était aussi l’allié des milices palestiniennes plus ou moins regroupées au sein de l’OLP —Organisation de libération de la Palestine dirigée par Yasser Arafat. Ici on voit que les fondements externes et ceux internes s’hybrident déjà au travers de l’alliance des Libanais musulmans, de la gauche libanaise et des Palestiniens —tous armés. De plus en plus armés.

16- Le camp chrétien c’est principalement trois familles féodales. Les Gemayel, les Chemin et les Frangieh. Suleiman Frangieh était président de la république le 13 avril 1975. Pierre Gemayel était un leader chrétien ayant créé un parti appelé « Les Phalanges libanaises ». L’inspiration est probablement fasciste, mais il faut se méfier de l’importation des références européennes en Orient. Les comparaisons ne facilitent pas toujours la compréhension. Ils sont riches. ils contrôlent l’état. Un état à économie libéral qui n’a pas su partager les fruits de la dynamique économique. Un état faible qui n’a pas réussi à limiter l’armement des milices palestiniennes. Comme le camp d’en face, ils ont eux aussi créé leurs propres milices.

17- C’est là que l’externe et l’interne s’hybrident à nouveau l’un l’autre. La Syrie voisine interviendra dès 1975-1976. D’abord pour soutenir le camp chrétien, la droite, proche des familles aisées cherchant à maintenir leur puissance économique et leur domination politique toute nominale fut-elle. La Syrie a assez vite changé sa kalashnikov d’épaule pour soutenir le camp musulman—progressiste toujours allié aux Palestiniens. Les milices chrétiennes, certaines d’entre elles du moins, iront chercher le soutien notamment chez Israël et auprès des Occidentaux.

18- Et dans ce contexte explosif : le 13 avril 1975. L’affaire est multiple. Et elle est floue. Une chose est sûre. C’était un dimanche. Le matin, Pierre Gemayel participe à une messe. Une altercation avec un groupe armé palestinien fait un mort. Joseph Abou Assi, le garde du corps de Gemayel meurt. Dans l’après-midi, un bus palestinien passe dans le même secteur. Passagers civiles ou passagers aussi armés ? Probablement un mélange des deux comme souvent. Mais un groupe armé chrétien tire sur le bus. Beaucoup de morts. Des Palestiniens. 22 dit-on. Ce qui était beaucoup pour cette époque. En tous cas, c’est le début de la guerre, c’est « Aïn El Remmaneh », c’est le « 13 avril ».

19- Les adultes de cette époque-là ont tous quelque chose à dire sur ce jour de malheur. Marwan Chahine a écrit un excellent livre sur cette terrible journée. Avec un nombre conséquent de témoignages qui montrent la complexité de ce qui s’est produit et ce qu’on sait réellement. Et il en parle ici dans une interview publiée par Le Grand Continent [https://legrandcontinent.eu/fr/2025/04/13/au-liban-la-peur-de-la-guerre-civile-est-toujours-la-et-elle-nest-pas-irrationnelle-une-conversation-avec-marwan-chahine/].

20- En ce qui me concerne, à 5 mois, je ne savais rien de ce qui se déroulait à quelques dizaines de mètres de chez moi. Et pourtant cette journée-là allait évidemment avoir une influence incommensurable sur la suite de ma vie et de celles de millions de Libanais de ma génération. Nous allions, pour la plupart d’entre nous, vivre 15 années de guerre intense, dense qui fauchera des dizaines de milliers de vies mais qui créera aussi des liens indissolubles entre des gens qui traverseront l’indicible ensemble.

Post-scriptum.  Pour aujourd’hui, je m’arrête au 13 avril 1975. Il y a quelques années, j’avais raconté mon 13 octobre 1990 (https://asseh.fr/2015/09/18/vingt-cinq/).

Laisser un commentaire