Huntington doit bien se marrer

Si une certaine eschatologie islamique voit juste, alors il est probable que Samuel Huntington soit en train de rire aux éclats, entouré – heureux homme – de sept jeunes femmes dénudées, en regardant les journaux télévisés depuis début septembre !

Huntington a publié en 1993 un article intitulé Le choc des civilisations dans lequel il identifiait huit civilisations fondamentalement différentes et appelées à s’opposer y compris militairement. Il répondait en cela à l’article de Francis Fukuyama sur La fin de l’Histoire. Fukuyama y défend une thèse où, suite à la chute du bloc soviétique, le modèle occidental de la démocratie libérale s’imposait progressivement partout. Il prophétisait ainsi une ère de paix mondiale puisqu’en général les démocraties ne déclenchent pas de guerres.

Ce débat fera date dans l’étude des relations internationales. Les événements qui le suivront donneront l’avantage à la thèse de Huntington : guerre en ex-Yougoslavie, attentats du 11 septembre 2001, etc. Mais des ruptures historiques aussi importantes que celles que décrivent nos deux auteurs ne peuvent être vérifiées sur une période aussi réduite (les 20 ans qui nous séparent de 1990).

Il n’en est pas moins (tragi)comique de voir aujourd’hui les radicaux des deux principales civilisations huntingtoniennes s’alimenter les uns les autres !

Une œuvre de propagande et de provocation

Les événements du mois de septembre ont été déclenchés par la mise sur internet d’extraits d’un navet (L’innocence des musulmans) considéré par les musulmans comme insultant en raison d’un scénario ridiculisant Mahomet, fondateur de la religion musulmane. Morris Sadek, le producteur de ce film, est, semble-t-il, un Egyptien-Américain de confession chrétienne copte connu pour sa haine de l’islam.

Ce type de profil extrémiste est fréquent au Moyen-Orient : Richard Millet en a fait une description très personnelle et quasi-autobiographique dans son étonnante Confession négative (Gallimard, 2009). Le Liban a connu ces soi-disant pieux chrétiens viscéralement opposés à l’islam jusqu’au point de commettre des massacres au nom de Dieu, parfois succédant eux-mêmes à d’autres massacres perpétrés par l’autre camp et ainsi de suite. Nous avons donc ici un extrémiste chrétien égyptien vivant aux Etats-Unis qui met le feu aux poudres en produisant un film (ou des bribes d’un film jamais abouti) qui fait le plein de haine (et de ridicule aussi, rappelons-le). Il est aidé en cela par un autre fondamentaliste islamophobe, le pasteur Terry Jones, qui contribue à la promotion du «chef d’oeuvre» sadekien.

A cette œuvre de propagande autant que de provocation répondent les extrémistes de l’autre camp qui manifestent, hasard du calendrier, le 11 septembre. De surcroît, ils profitent de cette occasion en or pour déclencher des violences. Ces premières manifestations de colère ont été d’autant plus «télégéniques» qu’elles ont fait une première victime : un diplomate américain, Christopher Stevens [Lien], tué en Libye dans une attaque à la roquette. Simple coïncidence ou attaque préméditée, il est probable qu’on ne le saura jamais.

Incompréhension du téléspectateur occidental

Face à ces manifestations dans le monde arabo-musulman, les commentateurs occidentaux se sont retrouvés un peu démunis.

Lorsque les caricatures de Mahomet ont été publiées en 2005 dans plusieurs journaux européens, la «rue arabe» s’était enflammée, en même temps que les locaux de Charlie Hebdo, mais le feu était resté maîtrisé. Une caricature est par nature moins vivante que les extraits d’un film et par conséquent moins choquante pour les personnes concernées. De plus ces extraits, diffusés sur YouTube, étaient directement accessibles à tout un chacun dans le monde arabo-musulman, donnant un caractère immédiat à la réaction de la rue.

Les Etats du Moyen-Orient sont au mieux des régimes autoritaires et plus souvent des dictatures en bonne et due forme. Ce type de gouvernement met en place des règles strictes en terme de censure. Ces règles font qu’un film s’attaquant à un élément aussi structurant de la société que la religion est automatiquement mis à l’index. Dans certains Etats, une telle œuvre est parfois interdite avant même d’être produite, car la «censure sur script» existe aussi ! Ainsi, dans l’inconscient collectif oriental, l’Etat a un rôle prépondérant dans la production et dans la diffusion des œuvres cinématographiques. Cet élément ne doit pas être oublié lorsqu’on essaie de comprendre le mouvement d’humeur, compréhensible, de la majorité des musulmans et la rage d’une minorité très visible qui occupe la rue, attaque les ambassades et pose devant les caméras occidentales.

Nos sociétés sécularisées ne peuvent pas comprendre ce type de réaction dans la mesure où la religion n’a plus de poids pour l’écrasante majorité de nos concitoyens. Dans le même ordre d’idées, il est difficile pour les citoyens d’un pays où la démocratie règne sans discontinuité depuis près de 70 ans de se rendre compte à quel point la censure est inscrite dans la logique interne des Etats non démocratiques.

Une culture libérale et sécularisée prise aux dépourvues

Les choses se compliquent lorsque notre société libérale et sécularisée se retrouve confrontée en son sein, en son centre même (75008), à un groupe pour le moins non sécularisé et non libéral voulant s’attaquer à l’ambassade d’un pays ami…

La manifestation du samedi 15 septembre n’a pas été autorisée par le ministère de l’intérieur par crainte d’un éventuel trouble à l’ordre public. Notons que cette crainte se justifiait amplement aux vues du trouble, pour le moins, constaté dans les pays où des manifestations du même type ont eu lieu. Les organisateurs ont quand même réussi à se mobiliser et 150 d’entre eux ont été arrêtés. Cet événement a mis sous l’œil des caméras et en ouverture de nos journaux télévisés, c’est-à-dire dans le salon de chaque foyer, un groupe d’hommes, barbus, pour la plupart sans moustaches, communément désignés par le terme «salafistes».

Le terme «salafiste» provient du mot arabe «salaf» qui signifie «ascendant» dans le sens de «ceux qui nous ont précédés dans la tradition». Ainsi le salafisme est-il une mouvance fondamentaliste musulmane, pas nécessairement violente, appelant à un retour vers un mode de vie similaire ou identique à celui de Mohammad et de ses compagnons. Or, le navet américain semble être une critique non seulement de Mohammad et de la religion musulmane, mais il est, aussi (surtout ?) une attaque direct du mode de vie de Mahomet, de sa famille et de ses compagnons, donc du mode de vie considéré comme idéal par les salafistes.

Ces jeunes hommes se sont retrouvés dans la lucarne à un moment où l’ami du peuple libyen, nous annonce-t-on, a été assassiné par ceux-là mêmes qu’il était venu libérer du dictateur violeur et sanguinaire. Ils se sont retrouvés sous les spotlights au moment où nous sortions à peine d’une polémique impliquant un Richard Millet faisant l’éloge «littéraire» de Breivik, le sanguinaire héraut de la haine de l’islam et de la lutte contre le multiculturalisme. Ils se sont retrouvés dans le centre de Paris, à deux pas du palais de l’Elysée, quelques mois après une campagne présidentielle où halal et frontières ont fait office d’axes directeurs de la campagne des deux partis de la droite française. Ils se sont retrouvés au centre du débat au moment où certains députés socialistes ont cru utile de remettre sur la table la promesse de campagne liée au droit de vote aux élections locales des étrangers non communautaires. Et pour mettre un peu de piment sur tout cela, Charlie-Hebdo a cru bon, et c’est son droit dans le cadre de la liberté d’expression que ne limite que l’appel à la haine ou à la violence contre autrui, devoir republier les caricatures, pas très drôles d’ailleurs, du même Mahomet froissant ainsi certains et mettant en colère d’autres !

Dans une telle ambiance, la haine, quelque soit son camp, n’est pas une option dans un pays avec une devise telle que la nôtre : un socle de valeurs communes existe et fonde la République. Il est nécessaire qu’il soit consolidé et déployé partout pour que chacun s’y reconnaisse, pour que personne n’en soit exclu ou ressente une telle exclusion. Pour invalider à titre posthume les thèses de Huntington, il s’agit désormais de «reconstruire du commun» en commençant par l’école de la République, ce «creuset de la vie commune, de l’apprentissage des valeurs, […] où se prépare […] l’avenir du pays».

Pour aller plus loin :

  • Le salafisme en France est un phénomène peu connu
  • Pour réécouter Gilles Kepel, notamment sur son enquête Banlieue de la République
  • Les Frères Musulmans débordés sur leur droite par les salafistes égyptiens (en anglais)

Un commentaire sur “Huntington doit bien se marrer

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